Na-No-Wri-Mo - Day 2&3 - Léonard part.1
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L'intrusion d'un courant d'air chaud chargé d'une forte odeur de terre humide provoqua un frémissement de ses narines et presque immédiatement, ses yeux s'ouvrirent comme après un battement de paupières. Il aurait été difficile de croire en voyant la vivacité avec laquelle son regard s'adapta à leur retrait qu'elle émergeait d'une nuit de sommeil. Ses pupilles se contractèrent brièvement, pour se dilater à nouveau : le jour n'était pas tout à fait né et sa lumière ne suffisait pas à remplacer les ombres qui donnaient encore leurs contours aux meubles de la chambre.
Comme une carotte suspendue à une canne, Léonard se tenait devant elle, tentateur, se balançant légèrement comme un métronome sur le pivot souple de ses hanches, une main tendue vers le lit où Eris se trouvait déjà assise, le dos droit et les membres alertes.
Une décharge électrique partit du côté gauche de sa poitrine, se divisa en deux banches dont l'une alla mourir au creux de son estomac et l'autre vint se ficher à la racine de son crâne, allumant brutalement son cerveau. Repoussant la couverture sur le côté, elle se leva d'un geste. Elle vit l'ombre du petit corps velouté de Yana s'échapper avec un miaulement de protestation du lit d'où le réveil de sa maîtresse l'avait brusquement chassée. Léonard lui avait souri, puis avait disparu dans un flash, comme à son habitude. Il était le seul à pratiquer ces escamotages de cabaret. Les autres disparaissaient progressivement, comme des songes, ou encore restaient avec elle quelques instants, l'accompagnant dans ses gestes quotidiens, mais pas Léonard : il aimait lui faire la démonstration de son caractère insaisissable, de son désir de la surprendre, c'était sa façon de lui rappeler son indépendance. Eris avait compris au dessin de son sourire qu'il souhaitait qu'elle s'occupe de lui avant les autres aujourd'hui. Il semblait approuver la direction dans laquelle elle l'emmenait.
Léonard, comme chacun des autres, obtenait toujours tout ce qu'il voulait d'elle. Elle avait cessé de résister à leurs invocations depuis longtemps. Elle passerait donc la journée avec lui. Eris se leva, recouvrit le matelas de la couverture et la défroissa soigneusement. Lorsqu'elle tapota le milieu du lit pour creuser un nid accueillant à Yana, elle imagina les petites particules de poussière, qu'aucun rayon de soleil ne pouvait encore lui révéler, virevoltant tout autour d'elle. Cette image la fit sourire et elle sut à cela que la journée commençait de bon augure.
Elle aurait tout aussi bien pu se retenir de respirer et reculer la tête avec une moue à la pensée que cet air souillé d'épiderme en décomposition embusqué dans la semi obscurité puisse atteindre ses narines : c'était ainsi que commençaient ses mauvaises journées. Mais elle n'y accorda pas la moindre pensée : aujourd'hui était un jour à verres à moitié pleins.
Ses pieds nus firent grincer le parquet accidenté de la chambre, foulèrent sans bruit les aspérités régulières de la dalle du couloir, et claquèrent sur le carrelage froid de la salle à manger. Elle actionna l'interrupteur de la cuisine, puis se ravisa. La pénombre outremer qui coulait dans la pièce par la baie vitrée la fit sourire une fois de plus. Elle attrapa une boîte en aluminium dont elle déversa un peu du contenu sur la soucoupe qui servait de gamelle à Yana, tâtonna jusqu'à la cafetière, soupesa le réservoir d'eau et évalua qu'il en restait assez, puis plongea la main dans la boîte de métal de laquelle elle extirpa une dosette souple. D'une seule main experte, elle rechargea la machine, la déclencha et glissa prestement sous la sortie un large mug fissuré. Pendant qu'il se remplissait, elle alla ouvrir la porte-fenêtre. Une vague d'air chaud aux arômes végétaux s'engouffra dans la pièce. Il avait plu, mais la brise avait dégagé le ciel.
La terrasse était encore humide et l'herbe bleue scintillait sous le faible éclat de la lune matinale. Elle attrapa sur le dossier du vétuste fauteuil un léger plaid en polaire grise, qu'elle jeta sur son épaule. Sur la table basse du salon, elle récupéra un carnet sur lequel tenait un stylo, son paquet de cigarettes et le Zippo. Saisissant le café de sa main libre, elle se dirigea vers le banc en bois de la terrasse : ses fibres étaient gorgées d'eau. Elle se fit une note mentale de songer à le revernir lorsqu'il aurait séché, posa mug et cahier sur le sol, les cigarettes sur l'accoudoir, jeta le plaid sur le fauteuil et s'y assit, les genoux repliés sous le menton. Elle demeura ainsi prostrée pendant de longues minutes. Seules les ailes de ses narines effectuaient de petits mouvements au rythme de sa respiration. Eris flairait l'air comme un animal à la découverte d'un territoire à la fois familier et peu exploré. Au fur et à mesure que les effluves pénétraient son système respiratoire, elle se détendit. D'abord l'odeur du café noir, puis celle de la pluie qui a battu la végétation toute la nuit, celle, timide mais proche, de la lessive prisonnière des fibres de son pantalon en coton et enfin celle, caractéristique, des matinées d'écriture, qui était faite de l'odeur métallique de l'encre du stylo à bille, de celle du papier et d'un mélange composite et imaginaire des parfums de ses personnages. Elle sentait leur proximité, ils étaient tous autour d'elle, dispersés sur toutes les surfaces de la terrasse, chacun vaquant à ses activités quotidiennes, dans l'attente. Adélaïde et les accents poudrés qui jaillissaient de sa chevelure lâche lorsqu'elle secoue la tête en signe de désapprobation ; l’after-shave poivré de Samuel, le cuir souple de ses gants, l'âcre résidu de poussière domestique sur le col de son trench, mêlé à la cire à astiquer hérité de la patère sur laquelle il le suspend en rentrant ; les accents contradictoires du blouson synthétique d'Elisabeth, imprégné aux manches d'une enveloppe de tabac froid, vite dissipée mais fréquemment renouvelée, son eau de parfum, volatile et discrète, seulement révélée aux nez dans un périmètre réduit qui, s'ils sont attentifs, pourront aussi identifier l'aura propre et rassurante d'un savon sans artifice. Alors qu'elle passait en revue tous les paysages olfactifs de ses personnages, Eris réalisa que Léonard n'en avait pas. Elle refusa d'y voir le fruit du hasard : s'il s'était manifesté le jour où son sens le plus développé était l'odorat, cela signifiait qu'il voulait qu'elle s'y penche aujourd'hui.
Léonard était un jeune homme très subtil, qui savait insinuer ses volontés avec beaucoup de diplomatie afin d'obtenir ce qu'il souhaitait sans jamais paraître forcer qui que ce soit. Eris ne savait pas encore si c'était là la marque d'un esprit calculateur et manipulateur ou celle d'un cœur fondamentalement bienveillant et délicat. Léonard était encore trop diffus pour qu'elle puisse saisir sa nature, elle ne savait rien encore de lui, avait beaucoup de mal à le cerner. Elle connaissait son visage, sa morphologie, la structure de son squelette jusqu'à la moindre dissymétrie cartilagineuse, mais il lui manquait un élément capital afin de cerner le personnage. Elle le revit, la hanche désaxée, la main tendue, ce sourire à peine dessiné dans la pénombre de sa chambre, plus fantomatique que tous les autres. Un fantôme auquel il manquait une odeur pour lui donner corps. Elle prit une gorgée de café. Le ciel s'éclaircissait à vue d'œil, la température grimpait doucement, il ferait bientôt assez jour pour que le démon de la procrastination tente de se frayer un chemin jusqu'à l'esprit meuble de Eris. Elle se sentait la force de lui résister (après tout, Léonard avait besoin d'elle), mais elle préférait ne pas prendre de risque. Elle se mit en tailleur, et ouvrit son cahier sur une page vierge, au sommet de laquelle elle inscrivit 'Léonard' d'une main appliquée. Elle se pencha sur le cahier et prit une profonde inspiration : le papier, un peu acide, l'encre fraîche, il fallait les soustraire de son imagination et chasser Elisabeth, Samuel, Adélaïde et tous les autres afin de retrouver la neutralité nécessaire à la construction de son personnage. Elle s'appuya contre le dossier du fauteuil, bascula la tête en arrière puis la laissa rouler sur le côté. Léonard était revenu : il faisait les cent pas sur la terrasse et la regardait par intermittence, sans pourtant sembler remarquer sa présence.
Il y avait une impatience fébrile dans son attitude qui ne s'adressait pas à Eris. Il consulta sa montre avec gravité. Son sourire mutin et confiant du réveil avait disparu. Eris ne parvenait pas à savoir ce qui l'agitait de la sorte. Quelques jours plus tôt, lorsqu'elle avait refermé son cahier sur lui, ils s'étaient quittés en haute estime mutuelle. Il se préparait à un rendez-vous professionnel qui allait changer sa vie, et l'assurance dont il faisait preuve à l'approche du jour J avait stupéfié Eris : c'était souvent le cas, avec ses personnages. Leurs personnalités différaient parfois si radicalement de la sienne qu'elle en venait à s'interroger sur la plausibilité d'avoir pu conjurer leurs réactions de son propre esprit, souvent confus et hésitant dans les affaires qui concernaient ce qu'elle appelait la "vraie vie", celle qui se déroulait hors de sa tête, hors des pages de ses innombrables cahiers. Aujourd'hui, alors que le jour était parfaitement là, elle se mit à ressentir une connexion avec Léonard qui n'existait pas jusque là. Cela la fit frémir. Jamais encore elle n'avait assisté à cet alignement, jamais encore elle n'avait éprouvé un lien empathique avec aucun des fantômes qui traversaient ses histoires. Pourtant, ce matin, Léonard ressentait bel et bien des choses qu'elle-même aurait pu ressentir. Il était inquiet et animé d'un sentiment d'urgence dont elle ne saisissait pas encore la teneur mais qui trouvait un écho inédit en elle.
Alors qu'elle le contemplait, elle entendit des petits craquements dans la cuisine qui signifiaient que Yana avait renoncé au sommeil et trouvé le contenu de sa gamelle. Elle ferma les yeux et écouta quelques instants la petite mélodie rassurante du chat qui se restaure. Elle connaissait Yana sur le bout des ongles. Elle savait qu'une fois son estomac satisfait, Yana viendrait lui signifier qu'elle n'avait pas de rancœur d'avoir été brutalement arrachée à ses rêveries félines en pressant son museau contre sa jambe, et qu'elle partirait trouver un muret ensoleillé sur lequel passer la matinée, yeux clos et sens en alerte.
Cela ne se fit pas attendre. Un long silence, le bruit d'un buisson dérangé, puis un petit frottement au niveau de son mollet. Eris esquissa un sourire. Mais quelque chose d'inhabituel, à nouveau, pour la seconde fois en quelques minutes, lui fit ouvrir les yeux : Yana avait sauté sur ses genoux. Elle avait traversé un banc de mélisse en chemin et dégageait une vive odeur de menthe, son pelage noir, perlé de rosée, luisait dans les premiers rayons du soleil qui révélaient des zébrures brunes invisibles dans la pénombre. Décidée à rompre tout à fait avec ses habitudes, elle s'installa, compacte, sur les genoux de sa maîtresse. Son minuscule visage, délicat, était tourné vers la gauche et ses yeux grand ouverts fixaient un point qu'Eris mit longtemps à identifier. Elle suivit son regard, faisant plusieurs allers-retours incrédules pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'erreur possible et une nouvelle décharge électrique galopa le long de ses vertèbres. Sans l'ombre d'un doute Yana, pour la toute première fois, avait rejoint Eris dans l'entre-deux mondes : non seulement elle voyait Léonard, mais ce dernier avait stoppé net ses déambulations et la dévisageait à son tour, blanc comme un linge, trop dévasté pour feindre l'incrédulité, tremblant davantage à mesure que la compréhension du phénomène pénétrait son enveloppe intangible et sa psyché indépendante.
Yana, première créature vivante autre qu'Eris, voyait Léonard, élu parmi tous les autres, tous les fantômes. Il ne pouvait y avoir qu'une explication. Le message était limpide, soudain et terrifiant : le rendez-vous qu'attendait Léonard était imminent. Il avait rendez-vous avec la mort.
Soudain, il avait une odeur.
TBC...
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