Na-No-Wri-Mo - Day 7 - Lager

Transgression d'hier : l'ellipse - ne pas partager certains jours.

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S'il fallait désigner un seul expert en matière d'âme humaine sur cette Terre, je serais cet expert. C'est moi. Moi et personne d'autre. Moi et rien d'autre. Moi parce que j'en ai vu passer, des âmes, tout au long de mon existence. Des âmes de touts les tailles, de toutes les nuances, de toutes les textures. L'âme humaine, c'est ma spécialité. Je n'ai pas de diplôme, ne justifie pas de longues et fastidieuses années d'études, ni d'immersion dans des milliers de livres et revues de psychologie.  Je n'ai pas de mérite : je me suis littéralement fait sur le tas. Je ne connais que ça, parce que je ne peux connaître que ça.

C'est l'inconvénient de n'avoir jamais voyagé : les paysages, les savoirs, les petites choses quotidiennes, tout ça, c'est l'apanage des Visiteurs. Je ne connais du Monde que ce qui impacte l'âme, ce qui reste, ce à quoi on s'accroche, ce que l'on exhume quand tout le reste s'écroule. Je ne connais du Monde que ce que l'on en sublime, ce que l'on en diabolise, mais pas ce qu'il a qui puisse laisser indifférent. La splendide médiocrité de la norme, je ne connais pas. Je ne connais même pas l'endroit où je suis né car ma naissance a tout phagocyté. Cette vicieuse de métonymie m'a donné le pouvoir. J'ai pris le nom de mon berceau mais pour chacun, c'est mon berceau qui a pris mon nom. Et ceux qui étaient là avant ma naissance, ceux qui ont connu le berceau avant le rejeton, ceux-là sont tous morts. Pas moi. Moi je suis là et je reste là, incapable de dire si j'aime ça ou non, si je voudrais ou non que cela finisse, si je voudrais ou non que cela n'ait jamais commencé, si je voudrais ou non ne jamais être né. Je suis. Bon gré, mal gré. Faut que je fasse avec.

Les âmes n'arrivent jamais seules, elles sont toujours empaquetées. Emballées dans un Visiteur. Alors les Visiteurs c'est pareil : j'en ai vu passer, de tous les formats et coloris. Je me souviens de tous, de tous et de personne à la fois : c'est le problème quand on n'est que mémoire. On se laisse traverser, 'empreinter', on se laisse signer comme un registre, mais une fois que les pages du registre sont saturées, on les referme pour attaquer un autre volume, destiné à devenir un parmi d'autres, une masse de paperasse estampillée, sur un bureau encombré dont le sous-main exhale le vieux cuir, masse si abondante qu'elle coule vers le parquet, grimpe le long des murs en piles vertigineuses et instables, construites par un architecte alcoolique. Mais il y a des Visiteurs qui ont la présence d'esprit de signer avec un autre stylo que les autres, alors on les retrouve plus facilement. Il y en a eu, il y en a des âmes malignes, des âmes qui ont voulu et su se distinguer, des Visiteurs plus déterminés que les autres à ne pas tomber dans la masse poussiéreuse de la paperasse de l'oubli. Elle en fait partie mais pas parce qu'elle a pris un autre stylo, pas parce qu'elle a entouré son nom au crayon, pas parce qu'elle l'a coulé en lettres de sang dans les fibres du papier, pas parce qu'elle l'a taillé au burin dans ma couverture, mais parce qu'elle a signé deux fois. La même âme. Deux fois. A soixante-douze ans d'intervalle. Au même endroit. Ca n'arrive pas souvent, un doublon. Et en bon monstre de mémoire, en bon comptable du Styx que je suis, ça n'a pas pu m'échapper.

L'ironie a un rôle important à jouer dans l'histoire, et pas un petit. Non seulement son âme a fait doublon ce qui, je vous l'ai dit, n'arrive presque jamais, mais en plus elle a choisi d'un bout à l'autre de cette corde temporelle de soixante-douze années deux enveloppes opposées de la plus sordide façon. Sordide, c'est un point de vue, d'autres y verront une vengeance, un symbole, un rétablissement de l'équilibre ou une matière philosophique propre à disserter. Mais n'oubliez pas : la philosophie, c'est connaître l'homme, connaître l'homme, c'est connaître son âme, et l'âme, c'est mon domaine. Je dis que c'est sordide, parce que ça l'est. La seule eau que je puisse ajouter dans ce vin amer, c'est de concéder à qualifier ça d'ironique. Mais dans le fond, ça veut dire exactement la même chose.

Il y a soixante-douze ans, une tresse de cheveux de jais tombait de l'arrière du visage crayeux d'une jeune femme qui ne connaissait pas la date et n'avait rien eu d'autre à se mettre sous la dent depuis des jours que quelques morceaux de pain. Sauf si on compte des chaudrons entiers de peur épaisse, roborative, écoeurante. Ou plutôt, c'était ce jeune corps qui tombait de sa tresse, comme le fruit gâté tombe de l'arbre. La tresse restait, la tresse resterait, on la replanterait plus tard dans une forêt de tresses semblables et différentes, derrière une vitre. Préservée. Aussi vrai que l'humain, tiraillé dans ses paradoxes, encrasse son air et joue au petit écologiste maladroit simultanément, aussi vrai que les forêts sont la mémoire et les poumons de la Terre, cette tresse, toutes les tresses, derniers poumons de leurs feues propriétaires à avoir respiré l'air de la liberté, amputés, deviendraient la mémoire de mon lopin de terre. La jeune femme au corps piqué par la faim et les ecchymoses, le fruit gâté prématurément par les coups de becs d'un aigle carnivore mais omniphage, était tombé au pied de sa tresse, et ne se déplacerait plus que pour rouler lentement, mais sûrement, stylo en main, jusqu'à mon registre.

Aujourd'hui, 29 Mai 2015 à en croire les innombrables échos affichés sur d'aussi innombrables supports numériques, dans les mains des nombrables mais abondants Visiteurs, l'âme qui avait, soixante-douze ans auparavant, extrait un filet d'encre de ce qu'il restait de pulpe dans un fruit gâté et chauve pour signer son passage, est revenue vers moi, empaquetée dans une autre jeune femme. Le premier niveau d'ironie se trouve là, dans la mauvaise blague du reconditionnement : exit l'emballage chétif, le corps fluet couronné de jais tressé, le visage long et fin, la poitrine qui, bien que mal alimentée, avait conservé en dernier bastion de sa féminité le beau galbe de la générosité, exit aussi les iris bruns frangés de noir. L'âme s'était empaquetée dans un nouveau costume, six pieds de chair et de musculature nourries, avec juste ce qu'il faut de graisse à cette frimeuse de bonne santé pour fanfaronner, toutefois sans déploiement d'attributs outrageusement féminins autres qu'une volumineuse chevelure tressée et torsadée en chignon sur le haut de la nuque, couleur de blé. Ca, et encastrées dans un visage octogonal rosi par le vent, deux paires de rangées de cils blonds encerclant les miroirs qui reflétaient le bleu froid printanier du ciel Polonais.

A l'arrivée de Diane Brown, j'ai tout de suite flairé quelque chose de connu. D'abord dans sa démarche. A sa façon de se tenir un peu à l'écart du groupe avec lequel elle était arrivée, à ses épaules dégagées et sa nuque droite enchignonnée, à sa stature d'apparence solide contrebalancée par une colonne vertébrale serpentine et un léger boitement qui lui donnait quelque chose d'un prédateur, à son regard azuré et altier, un peu luisant, qui scannait mon territoire, qui scannait les autres Visiteurs. A ce moment-là, je me suis mis à rechercher le tome septuagénaire dans lequel il me semblait avoir déjà rencontré une première occurrence de cette âme, mais à ma grande honte, c'est bel et bien sur l'enveloppe que je me suis attardé de prime abord. Pour ma défense, sept décades de paperasse (l'intégralité de mon existence en quelque sorte), ça ne s'écope pas en une fraction de seconde. La mémoire m'est revenue au moment où j'ai enfin localisé cette petite signature à l'encre de fruit flétri. Ou plutôt... non. La 'double-mémoire-embarrassée-par-sa-méprise' serait une affirmation plus juste : je m'étais laissé prendre au piège. Il faut dire que je n'ai pas pour habitude de donner dans la réminiscence. J'enregistre, j'enregistre, mais je ne rembobine pas souvent pour me repasser les vieux disques. Si vous aviez une tête remplie de mes archives, vous ne voudriez pas vous y promener non plus, la brindille aux lèvres. J'enregistre parce que c'est dans ma nature, mais ça ne veut pas dire que j'y prends du plaisir. Archiviste contraint au zèle, mais non tenu à l'enthousiasme. Encore heureux. Dans d'autres circonstances, peut-être. Mais pas là.

En l'occurrence, la réminiscence était en fait double. L'enveloppe, puis l'âme. Pas les deux en même temps.
Retour de l'ironie : l'enveloppe que me remémorait celle de Diane Brown et l'âme de la tresse de jais ont signé leurs arrivées respectives à quelques jours d'intervalle.
Feu d'artifice de l'ironie : l'une s'appelait Irma Grese et l'autre Ilana Baumgartner.
L'une salement célèbre, l'autre tristement inconnue.
L'une Allemande, l'autre Autrichienne.
L'une Nazie par choix, l'autre Juive parce que c'était comme ça.
L'âme de l'une, de passage en mon sein, qui a enflé et exalté.
L'âme de l'autre, dont j'ai été la destination finale, qui s'est essoufflée et a expiré.

La première pensée qui m'aie traversé est celle-ci : 'c'est peut-être le goût d'inachevé laissé par notre première rencontre qui a poussé l'âme de la tresse de jais à revenir me rendre visite, plus de soixante-dix ans après?' Ben voyons... Pour trinquer au souvenir du bon vieux temps aussi peut-être?
Non : il n'y a pas de fond de piscine à toucher, pas de boucle à boucler, pas de poing vengeur à lever. Il y a peut-être du hasard, si ça peut rassurer quelqu'un ce genre de chose, mais moi je n'y crois pas.
Me la ramener sous cette forme, emballée de la sorte dans une longue blondeur quasi-aryenne, comme on glisserait un redressement fiscal dans une enveloppe parme aspergée d'eau de rose, c'est un tour que vos âmes humaines s'ils elles étaient lucides et vierges de superstition et de mysticisme (moins humaines en somme) ne pourraient qualifier que comme le point culminant de l'humour noir. Rien d'autre.
Et moi... Moi. Eh bien pour moi, c'est un fait. Un inhabituel doublon. Donc une anecdote.

Je lis tous les Visiteurs. Tous. Vous autres Visiteurs, je le vois en vous, quand vous aimez quelque chose, vous êtes patients et tolérants à l'extrême. Quand vous aimez les livres par exemple, quand vous les aimez vraiment, vous les lisez tous. Vous le refermez à regrets, avec colère, passion, indifférence ou prématurément, mais vous essayez : un mauvais livre reste un livre. C'est pareil pour moi : une mauvaise âme reste une âme, alors je les lis toutes, couverture, quatrième couverture et appendices inclus.
Lorsque Diane Brown est arrivée ce matin-là, je vous l'ai dit : son enveloppe portait le filigrane du même fabricant que celui qui avait fait celle de Irma Grese. La probabilité du retour d'une âme connue étant si mince, elle a contribué à renforcer l'illusion de la ressemblance, mais en m'attardant sur le contenu, cette illusion s'est dissipée pour finir par se dissoudre au point où ma Visiteuse, eût-elle été la copie conforme d'Irma à la cuticule près, ne pouvait me sembler plus différente de cette dernière.

Diane Brown se tenait à l'écart, mais elle n'avait ni matraque, ni chien.
Diane Brown avait les épaules dégagées et le cou droit, mais ce dernier s'y enfonçait, sous l'action des tendons de la nervosité, qui sont bien différents de ceux de la hargne.
Diane Brown n'avait pas la démarche louvoyante du conquérant sournois, mais celle du félin apeuré.
Diane Brown n'avait pas le regard luisant de l'aigle omniphage prêt à s'abattre sur les fruits tombés de la branche, Diane Brown ne luisait pas : elle pleurait. Sans bruit, sans larmes formées, sans hoquet qui ne soit amorti par les tendons de son cou et la soupape de sa cuvette claviculaire.

Diane Brown était en réalité la friche de l'élagage d'un feuillage noir de jais, sous une perruque de blé.

Quant à savoir qui elle était devenue, avec cette nouvelle enveloppe, dans cette nouvelle ère, avec ces nouveaux poumons, les réponses ne me sont pas venues de la lecture de ses seules pensées. Il faut la comprendre : ce doit être déstabilisant, d'être un recyclage, d'en prendre conscience. Son esprit était un peu chamboulé. Pas très lisible. Pas très déchiffrable. Au terme de la journée, j'en savais évidemment un peu plus. Non, l'heure n'est pas à la modestie, après tout, je suis l'expert ès âmes : au terme de la journée, je savais tout d'elle, mais pour les détails pratiques, j'ai préféré compter sur d'autres Visiteurs. Comme eux ne la connaissaient quasiment pas, j'ai su ce que ça faisait, de ne pas la connaître de l'intérieur, de la connaître au travers des yeux qui voyaient la perruque de blé et pas la tresse de jais.

t.b.c.

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