Na-No-Wri-Mo - Day 1 - Larcher
Na-No-Wri-Mo
National November Writing Month
L'attaque sera sauvage pour ce mois dédié à l'écriture : mon premier décret face aux règles imposées par ce défi sera d'accepter la souplesse de la transgression.
Non : mon objectif ne sera pas d'écrire un roman en trente jours - on ne réveille pas un muscle longtemps endormi en lui mettant d'emblée un claquage dans les fibres.
Alors l'objectif de votre servante, ce mois-ci :
Ecrire pendant trente jours consécutifs des textes courts, avec ou sans fil rouge, réveiller doucement une écriture protéiforme, se plier aux impulsions de l'instant et aux exigences d'un agenda bien rempli. Et s'y tenir, avec un maître mot en tête : la discipline.
A la sortie d'un Inktober déjà sollicitant, je m'offre un jour de congé.
C'est pourquoi je démarre avec un coup de triche, en exhumant un texte qui n'est pas l'amorce d'un roman, qui n'est pas une nouveauté, mais bel et bien une nouvelle complète, déjà écrite, déjà terminée, déjà oubliée.
Pour un jour de Toussaint, cela fait sens, de sortir les cadavres du placard.
30 jours d'écriture... go, go, GO !
- sophie
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L'inspecteur Larcher avait une fois de plus cédé à l'épuisement avant même d'avoir le temps de se glisser sous les couvertures. Son corps traversait le lit en parfaite diagonale, raide et longiligne à l'exception d'un de ses bras qui était replié sous son visage à un angle improbable, annonciateur d'engourdissement. Au mobile qui était suspendu par son cordon d'alimentation à son index et pendait ainsi mollement au-delà de la bordure du lit, on en déduisait que le brancher avait été accompli comme un dernier acte héroïque.
Déglutissant bruyamment, Larcher répliqua :
Lorsque Michel eut achevé de parcourir la lettre, son expression était indéchiffrable, une réaction rare qui était chez lui l'indicateur d'une grande perplexité. Un assez mauvais signe en somme. Sans dire un mot, il la tendit à Max afin qu'elle la lise à son tour.
Vous ne trouverez pas mon corps immédiatement, j'ai pris soin de ne l'exposer à la vue de personne, pas par pur altruisme (l'est-on seulement un peu lorsque l'on décide de mettre fin à ses jours?), mais afin d'obtenir de vous cette faveur qui est si importante à mes yeux : retenez toute publicité autour de ma disparition jusqu'à ce que mon corps ait fait surface. Il ne vous sera pas difficile de le retrouver car j'ai l'intention de vous faire parvenir un courrier différé vous donnant sa localisation et en définitive, accéder à ma demande ne fera que vous retarder de quelques heures. Ne faites autant que possible pas appel à votre hiérarchie, ne mettez pas de grande investigation en branle. Accordez-moi juste quelques heures.
J'ai également laissé sous vos soins d'importantes sommes d'argent, réparties dans plusieurs enveloppes libellées. En fonction de votre réponse, une personne de confiance dans mon entourage alertera leurs destinataires respectifs de l'existence desdites enveloppes, par courrier formel, afin de leur laisser un levier légal à actionner si ces dernières manquaient de leur être remises. Je ne vous cache pas plus longtemps que c'est là la seule façon que j'aie pu trouver pour éviter que mes legs ne se perdent en frais de succession, ce qui se passera si vous en faites mention dans votre enquête. En examinant la paperasse que je laisse derrière moi, vous constaterez que les structures notariales et bancaires et leurs agissements abusifs ont largement contribué à la décision que je vais acter aujourd'hui. C'est ma seule possibilité de prendre une revanche sur les lois qui ont creusé ma tombe sous mes pieds pendant de longues et trop souvent pénibles années. Il est sans doute malhabile d'écrire cela à ceux qui sont leurs représentants. Tant pis.
Si cela peut faciliter les choses pour vous, sachez qu'avec la localisation de mon corps, vous recevrez également les preuves que cet argent n'a pas été acquis de façon frauduleuse.
J'ai été soigneuse et déterminée à l'extrême dans l'organisation de mon départ, le seul paramètre laissé au hasard est celui-ci : je vous donne ma confiance. Bien ou mal placée, les quelques heures qui viennent le diront. Je souhaiterais que cet ultime acte de foi ne soit pas déçu. J'ose, sans pourtant trop vouloir pencher vers le mélodrame, évoquer la préservation de la tranquillité de mon âme, là où elle se rend.
Si vous acceptez de m'accorder cette dernière volonté, vous aurez de mes nouvelles peu après que vous ayez quitté mon appartement (il y a une clef de secours dans la plinthe du couloir, à droite de la porte, si vous voulez bien fermer derrière vous).
Y. Lupfer"
Larcher s'était assise sur le bord du bureau sans s'en apercevoir, sa main gauche était cramponnée au dossier de la chaise. Elle relut la lettre une demi-douzaine de fois, la retourna, la scruta sous toutes ses coutures, évitant soigneusement le regard de ses collègues qu'elle sentait peser sur elle en silence. Ils attendaient son opinion et ils avaient de hauts espoirs à la mesure de leur propre perplexité, car Larcher avait toujours une opinion. Elle était réputée pour sa grande rapidité d'analyse, un instinct juste et une objectivité de cristal qui filtrait immanquablement en une série d'hypothèse toutes aussi vraisemblables les unes que les autres et ratissait un large panorama donnant les premières pistes à explorer (parmi lesquelles se trouvait toujours celle qui s'avérerait être la bonne). Elle savait que dès qu'elle rétablirait un contact visuel avec ses deux collègues, il était indispensable qu'elle ait une idée, au risque d'être pour la toute première fois source de déception. D'autres à sa place, devant la bizarrerie de l'affaire, auraient à ce moment-là joué sans complexes la carte de la confusion, acceptant par-là de s'asseoir sur la même marche de questionnements que ses collègues déconfits et de se prêter au jeu du tripatouillage collectif de méninges. Pas Larcher.
Michel observait son visage fermé et il se rendit bien compte que quelque chose n'allait pas. Il connaissait Max comme le fond de sa poche. Sa nature bienveillante ne pensa même pas à taxer l'attitude de Larcher d'intentions vaniteuses. Pour lui, ce n'était pas son ego qu'elle tentait de préserver dans cet écrin de silence hermétique. Il la connaissait trop bien. Il savait qu'à ce moment-là, Max était en proie à la plus grande terreur qui se puisse concevoir dans son esprit droit : la peur de ne pas être à la hauteur. Rapidement, Michel se mit à réfléchir à une réplique sotte ou intelligente à clamer, qui tirerait Max de son mutisme. Il n'eut pas à réfléchir très longtemps : elle s'était redressée. Repliant la lettre et la glissant dans la poche intérieure de sa veste, elle se tourna vers le jeune policier :
"Holstein, vous remballez les lettres et vous les remettez là où vous les avez trouvées, à l'exception de celle que je viens d'empocher et dont il ne faudra faire mention sous aucun prétexte à qui que ce soit au bureau sans mon aval ou celui de l'inspecteur Deverre. Si vous avez déjà pris des photos, gardez-les pour vous aussi longtemps que possible et rangez celles où on voit les enveloppes dans un dossier à part, jusqu'à demain."
A l'appel de son nom, Michel s'était raidi. Il attendait que Larcher s'adresse à lui, avec une étincelle dans le regard, un élan de fierté paternelle devant un rétablissement aussi véloce. Elle était sa cadette de près de vingt ans, mais elle ne manquait jamais de le surprendre.
"Michel, pas un mot à propos de ce courrier, ni des lettres pleines de cash. On signale le suicide, on n'a pas trop d'autre choix, on fait ratisser la Seine, procédure de routine, flegme poussé au maximum, on fait traîner, traîner, traîner, jusqu'à en savoir un peu plus. Demain, on étale l'affaire. J'endosse l'entière responsabilité au cas où ça foirerait."
Elle partit en direction de la cuisine, avant de se retourner vivement et de reprendre la parole :
"On finit l'inspection de l'appartement et on part, comme elle l'a dit, en fermant derrière nous. On interroge quand même les voisins de palier pour connaître le signalement précis de la victime, question de ne pas chercher un cadavre au hasard.
- Tu penses à quoi?
- Meurtre ou vrai suicide. Rien de plus avancé que toi. Soit on a affaire à un assassin malin qui nous a devancés et la précipitation ne nous mènera à rien, soit la morte a effectivement été très prévoyante et on ne risque pas grand-chose à respecter sa demande. Dans tous les cas, nous sommes dépassés pour le moment. Alors on attend."
Michel resta immobile un instant. Les deux inspecteurs échangèrent un regard intense. Il s'approcha d'elle, s'assura que Holstein était affairé et lui dit à voix basse :
"-Tu penses à quoi, vraiment?
- Exactement ça. On en parlera plus tard" ajouta-t-elle avant d'actionner la poignée de la porte de la cuisine. Il savait que la discussion était close pour le moment. Il avait senti une pointe d'inquiétude dans le ton de sa voix. Une certaine fièvre aussi. Larcher n'avait pas pour habitude de prendre des libertés avec les protocoles ainsi. D'abord, il l'avait vue déstabilisée et maintenant, elle présentait tous les signes du coup de folie, deux attitudes qu'il n'avait jamais vues sur sa collègue et qui, plus que sa propre perplexité, lui donnaient matière à se soucier. Cette affaire ne lui disait rien qui vaille.
Au premier regard, la cuisine était telle que Michel la lui avait décrite. Proprette, mais sans maniaquerie. Elle ouvrit un à un tous les placards. Vaisselle et victuailles ne laissaient rien transparaître, tout était rangé. Elle en ouvrit un dernier : il était vide. Elle jeta un oeil à la poubelle et remarqua quelque chose qui l'étonna. Elle tendit le cou vers la pièce principale "Michel, viens par-là!" cria-t-elle. Elle explorait toujours les déchets, lorsqu'elle l'entendit entrer "Dis-moi, tu n'aurais pas trouvé un petit panier de transport?
- Tu cherches le chat?" répliqua-t-il, à demi amusé par l'expression du regard qu'elle tournait vers lui, les mains autour d'un sachet de croquettes vide qu'elle venait d'exhumer.
"- Ne fais pas cette tête, je viens de remarquer moi aussi. J'ai trouvé des poils de chat par-ci par-là. Un chat noir, poils mi-longs, sans ça il y en aurait beaucoup plus étant donnée la saison. Elle a dû s'en débarrasser, ou le donner.
- Non, je suis certaine qu'il était avec elle jusqu'au dernier moment." Larcher ne développa pas le fond de sa pensée. Elle se leva, acheva son tour d'observation de la cuisine et en sortit après avoir pris soin de tout remettre exactement comme elle l'avait trouvé. Le rapide examen des dossiers entreposés dans la colonne adjacente au bureau continua de plonger l'inspecteur dans une confusion qui ne lui allait résolument pas. Les étiquettes avaient été manuscrites en caractères impersonnels : il n'y avait rien à tirer de cette paperasse dans le temps qui lui était imparti pour le moment. Elle les rangea en marmonnant un juron épicé. Elle ouvrit un à un tous les tiroirs de la pièce principale, puis ceux de la chambre. La table de chevet était vide. Une bordure nette de poussière indiquait l'absence d'objets qui auraient dû se trouver là. Elle fit le même constat devant certaines des étagères de la bibliothèque. Elle était sur le point de se laisser submerger par la frustration lorsque la voix de Michel dans la pièce voisine la rappela à la réalité.
Holstein en avait terminé avec les enveloppes et les photographies. Il était sorti sur le palier à la rencontre du voisinage. Après avoir refermé l'appartement derrière eux, Michel et Max le rejoignirent au moment où il s'apprêtait à frapper à la porte qui se trouvait de l'autre côté de la cage d'escalier. L'heure était toujours relativement matinale, même pour un jour de semaine, et ils ne furent pas étonnés d'être invités à patienter par une voix jeune et rauque, pendant que le résident, vraisemblablement surpris en flagrant délit de désordre, s'affairait de façon assez évidente à donner à sa personne et à l'entrée un aspect présentable. On vint enfin leur ouvrir. Un grand garçon d'une vingtaine d'années montra son visage encore froissé de sommeil par l'embrasure. Larcher invita Holstein à initier le dialogue en lui donnant un petit coup de coude dans les côtes. Il s'avança.
"- Monsieur, bonjour. Élève lieutenant Holstein, lieutenants Larcher et Deverre." A ces mots, le jeune homme eût le réflexe de repousser un peu la porte, réflexe qu'il avorta immédiatement mais dont l'intention n'avait pas échappé à Larcher. Elle esquissa un sourire. Elle aurait préféré se faire discrète dans l'enclenchement des premiers rouages de cette étrange enquête, mais il était assez clair que si le jeune voisin endormi n'était pas immédiatement rassuré sur la raison de la présence d'officiers de police dans son hall, il risquait dans le meilleur des cas de se braquer, de leur claquer la porte au nez pour aller badigeonner son appartement de désodorisant, voire tenter de filer à l'anglaise par la fenêtre. L'odeur du cannabis froid, reconnaissable entre mille, s'échappait par l'embrasure, avec des volutes d'alcool, pré et post-ingestion. On avait fait la fête ici. Toujours souriante, Larcher prit la parole, remarquant le nom sur l'étiquette de la porte.
"- Monsieur Assayas? Rassurez-vous, nous aimerions juste vous poser quelques questions sur votre voisine, Yoshie Lupfer. Vous auriez une minute? Ce ne sera pas long. Peut-on rentrer?
- Euh... OK. Juste une seconde. Je suis pas seul."
Il referma derrière lui. On entendit une porte claquer, une autre s'ouvrir, un bruit de robinet, du verre s'entrechoquer et les brefs jets successifs d'un vaporisateur. Enfin, le jeune homme réapparut, ouvrant tout à fait la porte pour les laisser passer. Il était grand mais paraissait immense, efflanqué au point de littéralement se noyer dans un tee-shirt et un jean étonnamment propres et stylés, mais qui auraient dû être moulants. Ses cheveux blonds tirant sur le roux étaient groupés en d'innombrables épis désordonnés et l'intérieur de ses yeux était marbré de stries rougeâtres. Il leur indiqua une ouverture qui donnait sur une toute petite cuisine qui avait à peine la taille de les accueillir tous les quatre. Ils entrèrent, Larcher en premier. Elle avisa un grand sac dans un coin, dont le plastique tendu gainait une bonne demi-douzaine de bouteilles de verre de toutes formes. Sur le mur du fond, une fenêtre microscopique était ouverte, la lumière du jour y entrait. Une bouteille de désodorisant textile était posée à côté de l'évier. Larcher sourit, se retourna vers le jeune homme et dit "efficaces ces machins-là, on ne croirait pas, mais les pubs disent vrai." Il parut embarrassé et resta debout près de la porte, passant une main sur ses paupières, mais comme Larcher souriait toujours, il esquissa un demi-sourire à son tour. Ses sourcils se froncèrent subitement, il s'éclaircit la voix avant de s'adresser à elle.
"- Assayas c'était l'ancien locataire. J'ai jamais changé le machin. Moi c'est Stéphane, Stéphane Eyck. Et Yoshie? Elle n'est pas chez elle? Elle ne répond pas? Il lui est arrivé quelque chose?"
Larcher s'assit sur le rebord de l'évier avant de répondre.
"- Nous ne pouvons pas vous dire grand-chose pour le moment...
- Elle a eu un accident? interrompit-il.
- Nous aimerions juste connaître son signalement et savoir quand vous l'avez vue pour la dernière fois.
- Vous n'avez pas un fichier, avec photo et tout le bazar, pour ce genre de choses? répliqua-t-il sèchement.
- Pas besoin de fichier, puisque nous avons un voisinage charmant à interroger." répondit Larcher, souriant toujours. Voyant l'expression suspicieuse qui se dessinait sur le visage de son interlocuteur, elle ajouta rapidement, sans sourire cette fois-ci : "Nous ne la soupçonnons de rien, rassurez-vous sur ce point. Mais nous avons de bonnes raisons de croire qu'elle peut être en danger. Votre aide nous permettrait de gagner du temps..."
Le visage du jeune homme se détendit un peu. Il répondit: "Ca m'étonnait aussi... Pas le genre à faire des bêtises la voisine." Il se dirigea vers la cafetière qui trônait en bonne place sur le plan de travail. "Il me faut un café. J'en fais quatre?" Michel et Max acceptèrent, Holstein déclina d'un geste de la main. Il se sentait encore investi de la mission sacrée de représenter les corps de Police sous un jour distant et austère, ou peut-être tenait-il juste à monter à ses supérieurs qu'il connaissait sa place. Le café sur le terrain était le privilège de la hiérarchie.
Stéphane tendit deux tasses de café dépareillées aux inspecteurs, montrant une boîte de sucre dans un coin et quelques couverts dans l'égouttoir. Lui-même avait fait tomber trois morceaux de sucre dans son mug et y faisait tourner le manche d'une fourchette en inox. Il s'assit sur un coin de table, but une gorgée et reprit la parole.
"- Je ne vois pas trop ce qui a pu lui arriver, vous ne voulez pas me dire? Un accident? Non? En tous cas, je l'ai vue hier soir. On est rentrés à la même heure, dix-neuf heures, quelque chose comme ça, elle était devant moi dans l'escalier. Quant à son signalement... Grande. Comme moi à peu près, niveau taille, avec ses talons. Je dirais le mètre quatre-vingt-cinq. Blonde, avec un carré plongeant, les yeux clairs, bleu ou gris, en fonction de l'éclairage. Elle doit faire du 38..." il s'interrompit voyant le regard amusé de Larcher. "Oui, je bosse dans une boutique de fringues à côté de mes études. Je voudrais être styliste, alors je fais attention à ce genre de choses." Il reprit une gorgée. Larcher en profita pour l'interroger.
"- Et lorsque vous l'avez croisée hier soir, vous n'avez rien remarqué d'inhabituel?
- Non. Quand elle a ouvert la porte de chez elle, Yana s'est jetée sur ses jambes. Yana c'est son chat. Comme d'habitude, elle a galopé dans les miennes aussi, j'ai bien failli faire tomber mes courses. Il arrive qu'elle rentre chez moi. Yoshie et moi sommes les deux seuls à l'étage, on est un peu comme des colocataires. Les cloisons sont tellement minces qu'on entend tout ce qui se passe d'un appartement adjacent à l'autre, ça a fini par taper sur les nerfs de la famille qui vivait au fond du couloir. Je crois que j'ai un peu exagéré à une ou deux occasions en faisant venir des amis. Mais l'agacement était réciproque. On a beau aimer les gosses, les entendre jusqu'aux gargouillis qu'ils font en buvant leur chocolat chaud du matin, ce n'est pas possible. Le dernier appartement du palier est donc vide depuis cet hiver. Comme il est situé entre celui de Yoshie et le mien, il fait tampon et Yoshie n'a pas à se plaindre du bruit que je fais. Alors oui, on s'entend bien. Parfois je vais arroser la plante et donner à manger au chat quand sa maîtresse s'absente pour la nuit. Enfin, le plus souvent, je l'embarque avec moi. J'adore ce chat. D'ailleurs ça me fait penser, je dois avoir une photo d'elle dans mon GSM. Yoshie, pas le chat. Enfin, si : Yoshie et son chat. Une seconde."
Il posa son mug sur la table et alla récupérer son mobile qui était en charge à côté de la cafetière. Il le manipula quelques secondes et montra l'écran à Larcher lorsqu'il eût trouvé ce qu'il cherchait.
"- Bon, on ne voit pas très bien son visage, mais c'est elle, le jour où elle est venue me demander si cela ne me dérangerait pas de venir nourrir Yana. J'ai pris une photo parce qu'elle était trop chou. Yana, pas Yoshie. Enfin Yoshie est chou aussi dans son genre!"
Le portrait que Stéphane en avait fait était fidèle. Elle était accroupie à côté de son fauteuil, un chat noir était roulé en boule sur l'assise, la main de sa maîtresse sous sa petite tête endormie. On ne discernait effectivement pas très bien les traits de Yoshie, à demi cachés sous une abondante chevelure mi-longue.
Larcher posa à son tour sa tasse sur la table et sortit un carnet et un stylo de sa poche. Elle griffonna quelque chose et arracha la page, qu'elle tendit à Stéphane.
"- Monsieur Eyck, si quelque chose vous revient, un détail quel qu'il soit, ou si vous aviez des nouvelles de votre voisine, contactez-moi à ce numéro.
- OK." répondit Stéphane. Son visage était indéchiffrable.
Les trois policiers se dirigèrent vers la sortie, Holstein en tête. Au moment où tous trois eurent passé la porte, la main de Stéphane vint saisir l'avant-bras de Larcher. Elle se retourna.
"- Inspecteur, si vous pouvez me tenir au courant... Et je peux aller récupérer Yana, pour m'en occuper? J'ai la clef...
- Ce ne sera pas nécessaire Monsieur Eyck. Le chat n'est plus à côté et nous vous serions reconnaissants si vous ne faisiez pas usage de votre clef. Mais je vous promets que vous serez informé de la suite des événements."
Stéphane hocha la tête, cette fois, l'inquiétude se lisait clairement sur ses traits. Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais il se ravisa et ferma la porte derrière les trois policiers.
"- Holstein, vous rentrez au poste et vous attendez des nouvelles du lieutenant Deverre ou de moi-même. Dès que nous en saurons plus sur la localisation du corps de la disparue, je veux que vous alliez vérifier sur place au plus vite. Si on vous demande où vous étiez ce matin, restez silencieux et si on insiste, renvoyez-moi la balle, ne vous compromettez pas. Gardez la carte mémoire de votre appareil photo dans un tiroir en attendant qu'on en sache plus. Je veux vos yeux et vos oreilles sur tout ce qui est signalé au poste aujourd'hui, et vous m'envoyez un message rapide à chaque fois que quelque chose vous semble pouvoir avoir un lien avec ce qui vient de se passer. Je vous fais confiance."
Les trois policiers étaient arrivés au pied de l'immeuble, Larcher donna une petite tape sur l'épaule de Holstein en hochant la tête avant de lui faire signe de partir. Il aurait tout aussi bien pu s'agir d'une bénédiction que d'un encouragement et Max elle-même ne savait pas très bien si elle agissait sur un coup de foi ou sous l'impulsion d'un instinct dont une introspection plus poussée finirait par lui permettre de décrypter les rouages. Elle s'était mise dans une position délicate, en toute conscience qu'en l'état actuel des choses, son raisonnement n'était pas en mesure de construire un argumentaire susceptible de tenir debout bien longtemps devant la hiérarchie. Pire : elle avait embarqué ses deux plus précieux collègues avec elle. La culpabilité d'un pendable abus de confiance lui déversa un jet d'acide dans l'estomac au moment où elle cessa de suivre Holstein des yeux pour oser enfin soutenir le regard expectatif de Michel.
"- Bien, Maman, tu vas peut-être me dire ce qui te trotte dans la tête maintenant que le tout petit est renté à la maison?"
Venant d'un homme que Holstein dépassait d'une bonne tête et demi, la remarque aurait eu de quoi faire sourire, mais à la lumière de cette matinée qui n'en finissait pas de croître et de l'incongruité de tous les événements qui avaient accompagné la lumière du soleil, Larcher ne put s'empêcher de poser un regard nouveau et un peu solennel sur son collègue. Michel était loin d'être un vieillard, mais il avait si souvent ce matin arboré une mine paternelle en regardant Max qu'elle prenait subitement conscience que la différence d'âge qui existait entre eux aurait pu faire d'elle sa fille. Encore maintenant, les deux morceaux de charbon qu'il avait en lieu et place d'iris étaient ardents de la confiance qu'aurait eue un père pour sa gamine prodige. Les rides profondes qui marquaient les commissures de ses paupières s'étaient creusées pour remplacer le sourire qu'il n'avait pas sur les lèvres. La moitié supérieure de son visage donnait l'impression d'un joyeux bougre qui attend d'être épaté devant un prestidigitateur ou un ventriloque, quant à l'autre, elle était figée dans une attente inquiète. Max n'avait jamais eu le loisir de constater la complexité des traits de son collègue, mais à ce moment précis, ils envoyaient deux messages si radicalement opposés l'un à l'autre qu'elle en fut déstabilisée. Elle se ressaisit et lança le mouvement.
"- On va prendre un café rapide quelque part, et si on ne succombe pas à une overdose de caféine d'ici-là, on partagera nos fantasmes sur le bazar en cours avant d'aviser...
- Un café? Dans un vrai café? En plein service? C'est la journée de toutes les fantaisies dis-moi!
- Affaire non conventionnelle, traitement non conventionnel. Et je préfère qu'on évite de ramener pareil colis piégé au poste pour le moment. Quant au service, je te rappelle que c'est ma journée de repos. Pour ma part, et sur ce point à défaut d'autre chose, j'ai la conscience tranquille."
Michel acquiesça. Ils jetèrent leur dévolu sur la salle déserte d'une boulangerie. Une file de parisiens pressés et apprêtés en vue de leur journée de travail se succédait au comptoir pour faire le plein de viennoiseries, tous avaient le nez dans un gratuit ou sur l'écran de leur smartphone et aucun ne prêtait la plus petite once d'attention à ce qui se passait en dehors de sa bulle.
Une fois qu'ils eurent été servis, Larcher entreprit songeusement de faire fondre un sucre inexistant dans son café noir avec sa cuiller. Michel fut le premier à rompre le silence.
"- Tu peux me dire ce qui a bien pu tant te mettre les nerfs en pelote en fouillant dans ses papiers tout à l'heure?"
Max posa sa cuiller et sortit de sa poche la lettre qui avait été trouvée dans l'appartement.
"- Nous avons là une belle lettre bien soignée, mais aucun élément de comparaison pour nous assurer que c'est bien Yoshie Lupfer qui l'a rédigée. Rien, pas un cahier, pas une liste de courses, par le moindre petit morceau de document manuscrit.
- Tu sais, je ne suis pas sûr qu'on trouverait de pleines brouettes de papiers écrits de ma main si on fouillait chez moi non plus.
- Si tu n'étais pas aussi accro à ton traitement de texte, on en trouverait : je suis sûre que ton disque dur est truffé de sonnets et autres envolées littéraires du genre. Non, cette nana est une gribouilleuse : les étiquettes de ses dossiers sont rédigées avec soin, un de ses tiroirs est rempli d'enveloppes, crayons et plumes de calligraphie à faire pâlir un revendeur en loisirs créatifs, il y a de grands cahiers vierges dans ses étagères, elle bouquine, de vrais bouquins, pas des manuels législatifs ou des bouquins de développement personnel : de la littérature. J'ai cherché partout, 'chel. Et pas l'ombre d'un journal intime non plus, alors que je suis convaincue non seulement qu'elle en avait un, mais en plus qu'il était dans sa table de chevet. Il y a des traces. Et il manque des cahiers ou des dossiers un peu partout.
- Elle a peut-être tout jeté ou fait cramer. Ce n'est pas si rare, les suicidés qui cherchent à s'alléger de leur vie passée en éliminant tout derrière eux.
- Peut-être, mais ceux-là prennent aussi soin de vider les poubelles... Et tu sais comme moi qu'il est plus courant qu'une personne souhaitant mettre fin à ses jours laisse des traces, un journal, des souvenirs, quelque chose pour réconforter ceux qui restent, pour témoigner de leur passage, ou être enfin compris, que sais-je.
- Et que fais-tu des lettres alors?
- Justement Michel. C'est la même main qui a écrit ces lettres, cela ne nous dit pas pour autant que c'est la sienne.
- Les contenus avaient pourtant l'air d'être tous bien ciblés... A quoi penses-tu au juste?
- Je ne sais pas exactement. Soit elle a effectivement tout bazardé, soit quelqu'un est derrière tout ça, quelqu'un qui a pris le soin de faire disparaître les points de comparaison et qui nous mène en bateau pour s'acheter du temps.
- En parlant de s'acheter du temps, tu fais quoi du cash? Sûrement qu'on ne se serait pas donné la peine de laisser autant d'argent s'il y avait eu quelque chose de crapuleux là-dessous...
- Je n'en suis pas sûre. Elle avait peut-être reçu beaucoup d'argent. Un héritage pas très légal, un jeu, que sais-je. On l'a tuée pour cela et l'assassin a pensé que sacrifier quelques centaines de milliers d'euros était un prix correct pour s'offrir une chance de s'échapper. Quelqu'un qui a pris le temps de fouiller dans son journal pour savoir à qui elle aurait le plus volontiers laissé de l'argent et un petit mot réconfortant... Quelqu'un qui la connaissait assez bien sans doute.
- Plausible, oui, mais mettre tout ça au point en quelques heures? N'oublie pas le témoignage du voisin. ...Tu ne le soupçonnes quand même pas?
- Non, évidemment, pas une seconde. Mais ça m'arrangerait bien. Cette histoire me met le cerveau à l'envers. Le fait d'être dans le noir jusqu'au bon vouloir de 'la personne de confiance' surtout."
Larcher se tut. Elle regardait la surface de sa tasse de café désormais froid comme si elle avait voulu le mettre en ébullition par la pensée. Michel fit glisser sa tasse vers le bord de la table et posa sa main sur l'avant-bras de sa collègue.
"- Ecoute Max, je ne sais pas si tu as bien fait de miser sur la bonne foi de celle ou celui qui a rédigé ce fichu message, mais tu as fait un choix et le temps nous dira s'il était bon ou non.
- Tu ne comprends pas Michel : si c'était le bon, tant mieux, mais le cas échéant, je viens de commettre une faute professionnelle grave. Irréparable. Et je vous ai embarqués là-dedans avec moi.
- C'est vous qui ne comprenez pas Inspecteur Larcher : je pense parler pour Holstein autant que pour moi.
- Non Michel, clairement, vous n'auriez jam...
- Tu n'es pas la seule à avoir fait un acte de foi.
- Je ne comprends pas.
- ...J'aurais pu donner un contre-ordre, je suis plus âgé et expérimenté que toi. Le petit n'était pas obligé de faire ce que tu lui as demandé : c'est un gamin qui suit les règles et il n'aurait pas hésité à te remettre les pendules à l'heure. Je n'ai rien dit, il n'a rien dit. Holstein et moi avons fait un choix conscient, nous avons décidé de suivre ton jugement."
Max ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne sortit. La voix du père avait retenti. Michel en profita pour conclure, d'un ton autoritaire qui n'appelait pas à la réplique.
"- Nous sommes aussi responsables que toi." Il fit une pause, comme pour s'assurer que Max avait bien saisi le message, avant d'ajouter, de sa voix chantante habituelle :
"- Et maintenant, on fait ce qu'on sait faire de mieux dans la Police : on se prépare à l'aveuglette, et on attend au pied du cocotier de voir si quelque chose en tombe!"
Cela remontait à sa première grosse affaire, notable non pas dans la quantité de travail qu'elle avait eu à fournir, mais dans l'impact médiatique qu'elle avait eue. Un quadruple homicide perpétré par un mec sur ses voisins de palier, dans un coup de folie. Le type s'était fait inviter dans la cuisine, probablement sous le prétexte totalement cliché de leur emprunter du beurre ou un décapsuleur, au moment où les deux jeunes enfants prenaient leur petit déjeuner, Hugo, quatre ans et Clémentine, six ans et demi. Pendant que Carole, la mère, avait le dos tourné, il avait empoigné le couteau à pain et l'avait poignardée deux fois avant de s'attaquer au petit Hugo. Les cris de Clémentine avaient alerté le père, Olivier, instituteur de profession, qui était attelé au repassage dans la pièce voisine. Le temps qu'il lâche son fer, Clémentine avait à son tour été réduite au silence et il n'avait probablement pas eu le temps de prendre la mesure de ce qui venait de se produire : un coup de couteau entre les côtes l'avait aussitôt envoyé retrouver sa femme et ses deux enfants dans l'autre monde.
Lorsqu'on l'avait interrogé sur les raisons de son acte, Benjamin Priest, informaticien jusque-là sans histoires, avait répondu qu'il ne supportait plus d'être constamment renvoyé à sa solitude par la vie parfaite de ses voisins, puis il s'était muré dans le silence. L'enquête avait révélé par la suite que Priest avait travaillé quelques mois auparavant à la maintenance informatique du réseau de la boîte de communication que dirigeait Carole. Il en était tombé amoureux et avait déclaré sa flamme à cette dernière qui, heureuse dans son mariage, avait délicatement mais fermement mis les choses au clair. Réputée pour sa grande gentillesse (c'est elle qui avait pris son voisin sous son aile en lui proposant le job, alors qu'il semblait avoir du mal à arrondir ses fins de mois), elle l'avait ensuite aidé à décrocher un contrat pérenne et grassement payé dans une boîte parisienne. La soeur de Carole avait raconté entre deux sanglots à la police que toute la famille voyait l'affaire comme un sujet de plaisanterie à laquelle se joignait volontiers le fameux Benjamin, qui disait avoir tourné la page et entretenait de bons rapports avec Carole et Olivier.
Priest s'était dénoncé de lui-même à la police, après avoir terminé le repassage et rangé le fer bien soigneusement, 'pour éviter un malencontreux incendie'. Larcher avait procédé à l'examen de l'appartement du meurtrier dans le zèle routinier d'une enquête résolue d'avance, mais elle avait eu le loisir de constater que la page était bien loin d'être tournée. Le jeune homme avait érigé dans son bureau une sorte d'autel dédié à Carole, qu'il alimentait régulièrement de photographies volées via l'appareil photo de son smartphone. Ce qui avait le plus étonné Larcher, c'était d'y avoir également trouvé nombre de clichés du mari et des deux bambins, disposés avec la même religiosité, comme si c'était là l'oeuvre d'une vieille dame ayant étalé une vie de souvenirs sur sa cheminée pour faire un doigt d'honneur à un Alzheimer naissant. L'ensemble respirait davantage le respect que la haine : clairement, Priest ressentait de l'envie pour cette famille, dont l'évident bonheur faisait résonner sa propre solitude. Une solitude totale, quasi monacale à l'exception de ses occasionnels rapports avec ses voisins. Il n'avait pas d'amis ni de relation amoureuse connus, aucune famille, pas d'animal de compagnie ni même de plante verte. En somme, il n'y avait autour de lui aucune forme de vie, si l'on omettait la présence virtuelle d'une demi-douzaine de moniteurs déroulant des quantités bibliques de lignes de code sans âme, mais non dénuées d'une certaine poésie.
En rentrant chez elle ce soir-là, Max s'était assise sur le bord de son lit et avait été frappée par le dépouillement de son propre appartement et celui, plus alarmant encore, de sa vie en général. Elle avait remis sa veste et avait résolu de marcher jusqu'aux animaleries des quais de Seine en quête d'un chat, d'un chien, d'un lapin ou d'un poisson rouge quelconque. En arrivant, elle s'était retrouvée face à une enfilade de rideaux de fer baissés et avait fondu en larmes après s'être effondrée sous un porche. Un homme d'une cinquantaine d'années, vraisemblablement gérant de la seule boutique encore ouverte (une jardinerie), l'avait invitée à entrer prendre un café et avait fermé la porte derrière eux, puis il l'avait écoutée parler des heures durant. Trois cafés et une bouteille de Vodka bon marché plus tard, Max quittait la boutique avec quelques grammes dans le sang, l'esprit plus léger et un magnifique anthurium blanc dans les bras. Elle ne connaissait même pas le nom du type mais se souvenait lui avoir promis de revenir le voir lorsqu'elle aurait repris du poil de la bête.
Huit jours plus tard, Benjamin Priest s'était donné la mort dans sa cellule et son geste avait soulagé Larcher de la plus étrange façon : avec lui, la menace du désespoir et de la solitude semblait être partie planer sur d'autres marécages lointains. Elle était retournée le soir même porter une bouteille de Belvedere à son marchand de plantes mais avait été accueillie par une femme d'un certain âge à l'allure franchement vulgaire et au parfum capiteux qui éclipsait celui des fleurs tropicales dont elle faisait commerce. Elle apprit à Larcher que l'homme qu'elle recherchait était agent d'entretien pour une des sociétés de nettoyage auxquelles il lui arrivait de faire appel, mais elle n'avait pas daigné lui accorder davantage de temps. Larcher était repartie, penaude, et le hasard avait voulu qu'elle croise Michel duquel elle n'était pas encore très proche. Poussée par un élan d'enthousiasme, se sentant en phase avec les sphères cosmiques et le sens du vent, elle l'avait invité à partager quelques Vodkas en sa compagnie sous le prétexte de célébrer l'issue de l'affaire Priest. D'abord surpris par la perspective de célébrer un suicide qui avait fait couler beaucoup d'encre dans les journaux, il avait fini par accepter et la soirée inoubliable qui avait suivi avait marqué le début d'une amitié indéfectible.
Perdue dans ses réminiscences, Max s'était allongée sur son lit, une de ses chaussures délacées encore à son pied. Elle éprouvait la lassitude dans chacun de ses membres, mais plus oppressante encore la présence de Yoshie Lupfer et les innombrables hypothèses fumeuses entourant sa disparition, proliférant comme un mauvais virus dans son esprit agité. Elle se redressa brutalement et décréta qu'une douche de plus lui serait sans doute plus profitable que ce qu'elle pressentait être la quête vaine d'un peu de sommeil en terrain onirique miné. Elle se débarrassa de ses vêtements et gagna la salle de bains. Il lui était difficile de croire que sa première douche avait eu lieu à peine cinq heures auparavant. L'eau chaude emporta avec elle l'essentiel de sa fatigue physique et un jet glacé réveilla un nouvel élan de vivacité intellectuelle. Elle prit cette fois-ci le temps de sécher ses cheveux et après avoir passé des vêtements se mit en quête de quelque chose à grignoter. Ses placards et son frigo étaient vides. Elle n'avait pas eu le temps de faire les courses cette semaine ni, réalisa-t-elle, les deux précédentes. Une demi-baguette dure comme un parpaing était posée sur la table de la cuisine, vestige de son dernier semblant de repas. Après avoir voté en défaveur d'un café supplémentaire, elle alluma la bouilloire pour se préparer un thé et ainsi équipée d'un déjeuner de fortune de Lapsang et de pain déshydraté, elle retourna prendre place sur le bord de son lit d'où elle pouvait à loisir contempler l'anthurium blanc qui, grâce à ces souvenirs nostalgiques, avait réinvesti son rôle de figure apaisante. Au moment où elle plongea sauvagement ses incisives dans un coin de baguette détrempée, quelque chose attira son attention dans l'interstice entre le seuil et la porte d'entrée. Elle posa sa tasse près de la plante et se dirigea vers ce qui s'avéra être une enveloppe Kraft. Tenant toujours le pain entre ses dents, elle manqua de s'étouffer en réalisant que l'objet était en tous points semblables à l'enveloppe qu'elle avait ramenée avec elle et qui trônait actuellement sur son lit. Les mains tremblantes, elle s'en empara : elle n'était pas fermée. Son nom avait été écrit à la hâte au stylo à bille. La courbure de l'hampe du L majuscule lui était familière : elle l'avait vue dans la signature de Yoshie Lupfer.
- L'apprentie-thanatopractrice, oui. Elle a fini son stage il y a belle lurette et vient d'avoir son diplôme, donc techniquement elle n'est plus apprentie, mais Claude me dit qu'elle a quitté Lugdunum pour postuler à Paris et depuis elle ne le lâche plus. Elle a besoin de références solides pour se lancer, elle est donc venue les quémander auprès de lui et lui, eh bien tu le connais, il aime se faire gentiment désirer. Il roule un peu des mécaniques, c'est un petit jeu de pouvoir auquel on ne peut se prêter qu'avec les vivants et qui doit le consoler de la frustrante indifférence des morts à ses bons soins.
- Il y a de ça, mais il me semble bien qu'elle en pince pour lui, et je ne serais pas surprise que ce soit totalement réciproque. C'est un trop bon bougre le Dubuc. Quand la petite faisait son stage, il était suspendu au moindre de ses gestes. J'ai surtout l'impression que ça flirtouille un maximum au rayon surgelé."
'Starman' de David Bowie passait dans les haut-parleurs, à volume raisonnable. Larcher avait toujours déploré la tendance à faire hurler le volume sonore dans les bars, comme s'il était nécessaire de remplir à coups de décibels la vacuité des conversations de ceux qui s'y retrouvaient. Cela revenait à souligner que le récit de leurs vies, qu'ils tentaient de sacraliser en lui accordant du temps et l'offrande d'une boisson, ne pouvait être qu'ennuyeux. Le bien-fondé de ce postulat n'avait guère d'importance au final, on avait somme toute bien le droit de s'ennuyer entre amis, en silence.
La banquette était confortable. Max avait choisi une table d'angle un peu isolée, au fond du café. Il n'avait pas seulement été question de choisir un emplacement, comme c'est le cas en règle générale dans la plupart des lieux à visée sociabilisante, non : ce café présentant l'originalité d'être entièrement meublé de matériaux et objets disparates, il était davantage requis d'y choisir un petit coin de contexte. Poufs fantaisistes, tabourets boiteux, fauteuils de barbier reconvertis, chaises en rotin éclaté, cubes de bois minimalistes, canapés mangeurs d'énergie, la quasi-totalité du riche panel des assises était représentée et il en allait de même pour les tables dont aucune, du plateau aux pieds, n'était semblable à sa voisine. Le premier mot qui avait surgi à l'esprit de Max en passant le rideau rouge était 'kitsch', mais elle s'était immédiatement ravisée : rien de clinquant ni de prétentieux dans la décoration, sol, plafond ou revêtements muraux psychédéliques et délavés, le mot juste était 'foutraque'. La lumière tamisée et vacillante, les motifs dépareillés des coussins jetés un peu partout, la collection de billets étrangers punaisés à la va-vite derrière le bar comme autant de mémos de voyages probablement jamais entrepris, la vieille paire de chaussures délacées collée au plafond par les semelles, partout ou Max posait le regard, elle trouvait une bizarrerie à laquelle sourire mollement, comme on sourit à la familière satisfaction de se laisser couler dans un fauteuil au terme d'une journée de travail.
"- Bonjour, qu'est-ce que je vous sers?"
Interrompue en pleine récréation contemplative par le serveur et un peu prise au dépourvu, Max sursauta avant de balbutier : "Eh bien... Euh... Un grand café. Grand, grand", commande qu'elle illustra d'une tentative d'étalonnage totalement exagérée à l'aide de ses deux mains. Le serveur sourit : "On ne fait pas encore le café au litre, mais je vais voir ce que je peux trouver pour vous." Max répondit par un silence un peu gêné. Elle se frotta vigoureusement les mains, sur lesquelles le regard du serveur s'était furtivement arrêté et pour cause, elles tremblaient de façon assez spectaculaire. Elle s'empressa de les enfoncer dans les poches de sa veste, espérant couper court à cette désagréable sensation de passer pour une junkie mendiant son fix. C'était vain, elle n'était parvenue qu'à donner l'impression qu'elle avait froid ce qui, par ce temps lourd et orageux, ne faisait que corroborer la thèse du drogué en manque.
Quelques autres clients étaient disséminés aux multiples recoins du café à l'architecture alvéolaire. A quelques tables de celle où se trouvait Larcher, deux jeunes garçons probablement étudiants étaient plongés dans une conversation inspirée. Elle ne percevait pas tout de leurs propos respectifs, mais après avoir concentré son oreille sur leur discussion, elle comprit que le sujet en débat était le procédé d'écriture. A grand renfort de déblayage de mèche et de vocabulaire châtié, l'un soutenait à l'autre qu'un bon écrivain était un écrivain successivement inspiré et tourmenté par les muses, qu'il n'était que le médium agissant entre un creuset cosmique fourmillant d'idées et de concepts et le commun des mortels, que son rôle consistait à distiller le sublime en langage vernaculaire. Son acolyte, positivement avachi au fond d'un canapé en velours brun côtelé, argumentait quant à lui en faveur du travail titanesque de recherche, de documentation et d'orfèvrerie. Pas de mèche mouvante sur son front, mais une coupe propre et nette et une tenue faussement décontractée dont Larcher soupçonnait qu'elle avait été choisie, repassée et passée avec soin. Chacun était le parfait représentant-cliché de son propos. La conversation montait par à-coups en température, avec des apogées grandiloquentes de la part du petit méché qui rajustait sa tignasse en clamant un "Qu'est-ce que tu es cartésien!" de défi, légèrement hystérique, qui prétendait avoir valeur à la fois d'insulte, d'argument ultime et de ponctuation. La scène avait de quoi faire sourire. Max ne s'en privait pas.
Qui de la poule ou de l'oeuf était arrivé le premier dans la vie de Larcher : les jeux d'observation et d'extrapolation, ou le choix de carrière d'inspecteur? La légitimité de la profession ou la vocation de voyeurisme curieux? Quelle que soit la réponse, il y avait bien longtemps que Max n'avait pas eu l'occasion de s'adonner ainsi à son activité préférée : n'avoir, pour un instant, rien d'autre à faire que s'immiscer dans la vie des gens à leur insu, essayer de deviner leur quotidien à travers leur langage corporel, leur personnalité dans leur accoutrement, leurs obsessions par leurs accessoires, leurs humeurs au ton de leur voix. Les rares fois où elle et Michel s'étaient retrouvés autour d'un verre après le travail, lorsqu'il lui était arrivé de fixer du regard un groupe d'individus ou un client solitaire à proximité et de lancer ses mécanismes d'observation, Michel avait claqué des doigts dans son champ de vision pour la prier en riant de bien vouloir arrêter de jouer à Sherlock Holmes et de faire au moins semblant de l'écouter le temps qu'il finisse son histoire. Elle tentait alors de s'abstenir de laisser vagabonder son esprit quelques instants, mais sa capacité de concentration était de plus en plus réduite à mesure que la soirée avançait et que l'alcool se diffusait. De guerre lasse et finalement peu enthousiaste à l'idée de poursuivre le récit d'une anecdote que lui-même trouvait sans grand intérêt, Michel renonçait et portait à son tour son attention vers l'objet ciblé. Lui aussi se mettait alors à 'jouer à Sherlock Holmes', non sans un certain brio. Ils s'arrêtaient lorsque leur sujet était parti, ou lorsqu'ils tombaient d'accord sur la majorité des éléments : leur unisson valait conclusion et ils se fichaient totalement de savoir si elle était réaliste ou fantaisiste, l'excitation était dans l'extrapolation, pas dans l'orgueilleux désir d'avoir raison. Il était arrivé une fois qu'ils ne parviennent pas à se mettre d'accord, ce n'est qu'au départ du couple sur lequel ils avaient jeté leur dévolu qu'ils avaient compris qu'ils avaient tort tous les deux : lui pensait à la déclaration d'amour d'une jeune femme à son ami qui avait mal tourné ('il a l'air gay de toute façon'), elle à un mariage en fin de vie malgré un fort attachement émotionnel ('il vient probablement de découvrir qu'il est gay'). Lorsque la femme qu'ils n'avaient vu sangloter que de dos s'était levée et retournée pour passer son manteau, ils avaient éclaté de rire : la ressemblance entre les deux était si forte qu'il n'y avait pas de doute possible sur la nature de leur entretien. Ce jeune homme ('résolument gay') venait juste de passer du temps à réconforter sa soeur ('voire sa jumelle') d'un gros chagrin d'amour.
Le serveur revint et déposa devant Max une immense tasse en verre remplie à raz bord de café noir et délicieusement odorant. Il avait exhumé son plus gros récipient d'un placard quelconque, un oeil jeté en direction d'une table voisine la renseigna sur le format standard des grands cafés, trois fois inférieur à ce qu'elle avait devant elle. Il ajouta à sa livraison une coupe de crème chantilly épaisse dans laquelle était plantée une cigarette russe nappée de chocolat. Larcher leva un sourcil interrogateur dans sa direction, il s'expliqua dans un demi-sourire : "Vous avez l'air d'être quelqu'un qui a besoin de sucre, mais si vous préférez je peux vous apporter du pain beurré, ou une part de flan aux légumes? Il est de ce matin. C'est la maison qui régale." Estomaquée, Max répondit : "Non... non, merci, c'est parfait" puis elle ajouta "plus que parfait, merci infiniment." Content, le jeune homme partit s'occuper de clients qui venaient d'arriver, une table de trois femmes en tailleur-pantalon, qui riaient à gorge déployée en se faisant passer un iPhone sur l'écran duquel un cliché ou un message vraisemblablement hilarant était ouvert. Plongeant sa cuiller remplie de chantilly dans le café, Max regarda l'heure. Il était dix-huit heures quarante-cinq, Michel était probablement installé à quelques mètres de là, le nez dans une carte aux coloris électriques, une main sur le renflement de sa veste qui abritait l'étui de son Sig-Sauer.
Tout près de la petite bulle qui isolait Max, son café et un monticule de crème fouettée dans l'oeil du cyclone, une jeune femme était en train de faire les cent pas en consultant nerveusement la montre à chaînette suspendue à son cou, ignorant qu'un inspecteur de police était en train de manger des pancakes au sirop d'érable à moins de dix mètres d'elle, prêt à la transformer en passoire au moindre faux-pas.
Le déclic ne fut pas immédiat. Pour la première fois de la journée, l'esprit de Max était parti vagabonder dans d'autres sphères que celle remplie par la mystérieuse suicidée. Elle était à présent en compagnie de David Bowie et s'interrogeait sur la probabilité de la vie sur Mars, le regard dans le vague et les mains en étau autour de sa tasse tiède presque vide. Un mouvement vint troubler son champ de vision qui s'était rétréci à l'observation autistique du rideau de velours rouge, quelque part entre l'Arcadia Planitia et l'Olympus Mons, les deux seules références qu'elle ait retenues de la géographie martienne après le visionnage d'un documentaire à l'époque lointaine où elle possédait encore un téléviseur. Elle en fut contrariée : le mont était devenu plaine et inversement, le temps qu'une silhouette se fraie un chemin avant de rabattre le pan de tissu. La topographie était ruinée, Max avait perdu ses repères et par-là le contact avec sa rêverie. Elle reporta son attention sur l'individu qui avait osé causer l'effondrement de la tectonique de la Planète Rouge. Une haute figure noire se tenait dans l'entrée, immobile à l'exception d'une volumineuse masse de cheveux mi-longs et blonds qui accompagnaient un mouvement de tête périscopique. Max demeura quelques secondes à regarder le visage que la chevelure dévorait partiellement. La coupe d'un menton assez carré accueillait une bouche close à l'expression soucieuse. Un seul oeil était visible, l'iris, d'un gris métallique, était percé d'une pupille qui se dilatait sous l'effet du contraste de luminosité avec l'extérieur, un sourcil froncé couvait ce demi-regard dans lequel un éclat fiévreux scintillait. Ce n'est qu'au moment où ce scanner d'acier s'orienta vers elle que la mémoire revint à Larcher : l'appel de Michel dès potron-minet, l'appartement en camaïeu de gris, l'anthurium violet, le chat disparu, les suspectes absences de poussière, les frivolités de Dubuc et Zinaïda et l'hampe du L majuscule sur une enveloppe Kraft.
Mettant en branle, avec une lenteur digne d'une séquence de film, le complexe mécanisme d'un corps immense, une suicidée en étonnante condition physique se dirigeait tout droit vers l'Inspecteur Larcher.
La jeune femme se planta devant la table de l'inspecteur, posant ses deux mains sur le dossier de la chaise qui faisait face à la banquette. Elle avait tenté de donner de la contenance à son geste, mais Larcher avait perçu la perte d'équilibre qui trahissait une nervosité comparable à celle qu'elle-même éprouvait. Elles se considérèrent un long moment en silence. Le plus insondable des néants s'était installé dans le cerveau de Max, vocables et langage semblant irrémédiablement perdus, aussi fut-elle reconnaissante lorsque après une profonde inspiration, Yoshie Lupfer prit enfin la parole :
"Inspecteur Maxime Larcher, je présume?"
Rappelée à ses sens par le filet de voix étonnamment ténu de l'arrivante, Max s'ébroua vigoureusement et retrouva la sienne en même temps que sa contenance. Levant un sourcil, elle répliqua :
"Feu Yoshie Lupfer, je suppose?"
Malgré le faible éclairage, Max vit les joues de la jeune femme se pigmenter de rouge. Cette réaction physiologique était un excellent indicateur de la personnalité de la revenante : à moins qu'elle ne fut capable de contrôler l'afflux de sang dans les vaisseaux de son visage, elle était clairement gênée, cette démonstration involontaire de son embarras prouvait à Max mieux que n'importe quel discours que son instinct ne l'avait pas trahie. Toute cette tragi-comédie n'avait pas été orchestrée de gaieté de coeur. Comme si elle avait perçu ses pensées, Yoshie répondit, à voix basse :
"Je suis désolée. Sincèrement désolée pour toute cette mise en scène..." Ses mains se crispèrent sur le dossier de la chaise, son visage quant à lui avait perdu la dureté qu'il avait en arrivant.
"Puis-je m'asseoir?' La question n'était pas rhétorique et elle semblait si inquiète de recevoir une réponse négative que Max, laissant tomber l'éventualité du masque que lui suggéraient pourtant de porter sa fonction et sa position, ne songea même pas à adopter une attitude offensive. Jouer la carte de la neutralité et du détachement lui parut être un meilleur calcul, mais sa voix sonna faux lorsqu'elle ouvrit la bouche avec cette intention :
"Bien sûr... Nous sommes là pour parler, non?
Visiblement soulagée, Yoshie se débarrassa de son sac et de sa veste, tira la chaise et s'assit, repliant une paire de jambes immense en tailleur sous elle. Le serveur s'approcha de la table, son regard allant de l'une à l'autre, puis il s'adressa à la nouvelle venue :
"Pour vous ce sera un comme d'habitude calorique ou un comme d'habitude détox?"
D'un petit geste de la main, Yoshie déplaça un pan de sa chevelure pour aller le placer derrière son oreille, révélant un demi-sourire :
"Un calorique Marco, merci.
- Et pour vous? Je vous remets la même chose? Ou vous préférez un pisse-mémé pour vous détendre? Ou une triple-vodka peut-être?
- La même chose, ce sera très bien. Merci." Dès qu'il fut parti, sous le regard amusé de Max, Yoshie avorta tout retour au silence :
"Je vous dois des explications je crois..."
Max ne répondit que par une moue, mais celle-ci voulait dire "Bordel oui! Crache le morceau, je vais craquer." Décrétant en son for intérieur que la moue demeurait un mode de communication plus civilisé en l'occurrence, Max s'en tint à cela.
"Je le suis vraiment, désolée, vous savez... Il est important que vous le sachiez... Mon dieu, je ne sais pas par où commencer...
- Si vous commenciez par me dire comment vous savez qui je suis, et comment vous avez su où me trouver?
- Eh bien, pour tout dire, je vous ai suivie une partie de la journée Inspecteur. Il était capital que je sache qui se rendrait chez moi suite à mon appel... Oui, je suppose que vous avez deviné la majeure partie de la manoeuvre : vous ne semblez pas être surprise outre-mesure de me voir. Je n'ai pas si bien géré mon affaire que cela au final on dirait...
- Assez bien pour maintenir le doute et me rendre à moitié folle, si cela peut vous rassurer.
- Mon dieu... Je vous assure, j'aurais préféré lever le masque plus rapidement, mais aujourd'hui a été une journée assez dense et il fallait absolument que je sache où j'avais mis les pieds... Jamais je n'ai fait quelque chose de si absurde de mon existence, ni de si risqué... Et tant de choses dépendaient de vous, enfin de la première personne qui découvrirait les lettres... Bref... Essayons de faire les choses dans l'ordre. Il était très tôt ce matin lorsque j'ai appelé et suis tombée sur votre collègue, le jeune homme. J'ai passé l'appel d'une vieille cabine, j'étais d'ailleurs surprise qu'elles fonctionnent encore. Mon abonnement est résilié depuis hier, je n'aurais pas pris le risque de passer l'appel depuis mon mobile quoi qu'il en soit. Ca fait tout drôle de ne plus avoir de portable... Enfin. J'ai appelé et suis retournée là où j'avais prévu d'attendre l'arrivée de la police." Elle s'interrompit, le serveur était revenu et déposa un deuxième café devant Max. La tasse, cette fois-ci en grès brun, était légèrement plus petite que la précédente, mais tout aussi remplie. Une seconde coupe de crème fouettée vint remplacer la première, additionnée d'une assiette de cigarettes russes au chocolat. A son tour, Yoshie reçut un mug duquel débordait une tour de crème fouettée nappée de caramel et de copeaux de chocolat. Le manche d'une cuiller en émergeait d'un côté et de l'autre, noyée jusqu'au coude flexible, une paille noire. Yoshie leva les yeux vers le serveur qui, vraisemblablement fier de l'effet produit par sa boisson, la désigna avec un geste de prestidigitateur qui a fait sortir un lapin blanc d'un haut-de-forme. "Vous voyez? J'ai enfin demandé au patron d'acheter des pailles assorties à vous pour le Spécial Calories!" Il souriait de toutes ses dents. Deuxième montée de sang aux joues de Yoshie Lupfer qui balbutia "C'est trop mignon. Je ne sais pas quoi dire... Merci Marco, vous êtes adorable". Elle piqua du nez vers sa Babel de chantilly tandis que le serveur pivota sur ses talons et repartit vaquer à ses activités, guilleret comme une jeune chèvre crétoise. Yoshie Lupfer, qui avait craché son récit d'une traite était à présent muette comme une carpe, en proie à une émotion intense. Le muscle de sa mâchoire se remit à tressauter furieusement. Max, bien que dévorée par la curiosité, ne se sentait pas d'interrompre ce mutisme. Elle craignait de provoquer un débordement lacrymal et après tout, l'écrin qui contenait toutes les réponses à ses interrogations et par là la promesse de son apaisement prochain était là, devant elle, il ne servait à rien de la secouer pour que les choses en tombent plus vite. Paradoxalement, sa plus grande crainte était même désormais que l'entretien s'achève trop vite et la prive d'un récit exhaustif, seul capable d'étancher tout à fait sa formidable soif de détails dans l'aridité de cette journée de frustration. Et puis il y avait quelque chose chez Yoshie Lupfer qui la touchait, une certaine gaucherie, une timidité déroutante et cette impression de décalage, anachronique, extraterrestre. Max demeura donc silencieuse, ne rompant la viscosité de l'instant qu'en cédant à son toc de mélanger machinalement un sucre fantôme à son café noir. Son téléphone vibra dans sa poche. Profitant du laps de temps dont son interlocutrice semblait avoir besoin pour reprendre ses esprits, elle consulta discrètement ce qu'elle savait être un message de Michel et qui tenait en un mot : "Quid?". Elle tapa rapidement "OK. Range le Sig." sur les touches de son clavier, envoya le message et remit le mobile à sa place. Yoshie Lupfer avait réintégré la pâleur naturelle de son teint et semblait avoir repris possession de ses moyens.
" ...c'est cela qui sera le plus difficile je crois", dit-elle, faisant un vague geste circulaire de la main désignant les alentours, "...dans le fait de disparaître. Les petites habitudes, les liens ténus mais confortables qui relient au monde..." Elle avait prononcé ces mots à voix basse, sans lever les yeux. Elle soupira.
Décidant de l'encourager, Max émit un bienveillant "Je vous écoute, quand vous vous sentirez prête..."
Reconnaissante de cette perche tendue, la jeune femme se redressa sur sa chaise et s'éclaircit la voix avant de lever les yeux vers Larcher.
"Où en étais-je? Oui... Donc ce matin, je suis partie attendre que l'on donne suite à mon appel. Il me fallait un point d'observation à proximité, et que je puisse demeurer invisible. Il y a deux mois de cela, j'ai pris contact avec la régie qui gère mon immeuble pour leur demander une location courte de l'appartement qui jouxte le mien. Ils avaient du mal à le relouer à cause de divers problèmes d'isolation, donc ils étaient ravis de pouvoir le rentabiliser en attendant d'avoir les moyens de faire des travaux. C'est à cet endroit que je me trouvais lorsque vos deux collègues sont arrivés. Comme vous l'a dit Stéphane, on entend tout ce qui se passe d'un appartement à l'autre et en collant l'oreille à la cloison on parvient à saisir les conversations dans le détail. Lorsque j'ai entendu un de vos collègues dire qu'il fallait 'prévenir Max', j'ai eu un petit sursaut d'angoisse. Eux semblaient être des personnes assez fiables, dans le sens qui m'arrangeait, plutôt gentils, mais je craignais qu'ils ne fassent appel à une tête brûlée. Et puis... toute personne supplémentaire représentait un risque accru. Vous n'imaginez pas mon soulagement lorsque j'ai entendu votre réaction... la trêve a été de courte durée, évidemment : les choses allaient s'accélérer, il fallait absolument que je parvienne à contacter l'un d'entre vous. J'ai attendu que vous partiez, puis je vous ai emboîté le pas. La fenêtre de l'appartement vide donne sur la rue, j'ai vu le jeune policier s'éloigner et suis descendue, j'ai patienté dans l'entrée, le temps que vous vous mettiez en chemin avec l'autre homme et vous ai suivis jusqu'au café. Puis vous connaissez la suite, je suppose. J'ai compris en voyant repartir l'Inspecteur qui vous accompagnait, Deverre je crois, que vous étiez décisionnaire et je ne vous ai plus lâchée. Votre facteur m'a ouvert, je suis montée, ai glissé le mot sous votre porte et suis retournée dans mon petit terrier. J'avais peur de mon ombre, peur de croiser un de mes voisins, peur que Yana me trahisse pendant mon absence. Yana, mon chat, mais vous le savez. Elle est avec moi là-bas. Enfin bref. Me voilà..."
Elle avait tout débité d'une traite et regardait Larcher, le visage incliné, se mordant la lèvre, petit enfant venant de confesser une bêtise et attendant que la sanction tombe. Max n'eut pas de réaction particulière, il n'y avait effectivement aucun gros mystère là-dessous, rien qui ne l'ait véritablement surprise. Eut-elle eu la tranquillité d'esprit de réfléchir comme à son habitude aux événements de la journée, elle serait arrivée à un récit similaire. Maintenant que les points pratiques avaient été éclaircis, le fond de l'énigme émergeait, plus entier dans son dénuement qu'il ne l'avait été, enrobé de détails logistiques. Yoshie Lupfer partageait manifestement ce ressenti : elle avait brisé la coquille, procédé à la trépanation et les cerneaux, la chair tendre, la matière, le pourquoi étaient à vif. Le silence qui s'ensuivit ne faisait que parler de l'imminence de la révélation de ce pourquoi. Les deux jeunes femmes se penchèrent vers leurs boissons respectives. Le 'Spécial Calories' était en réalité un chocolat viennois qui dégageait une forte odeur de cannelle, de cardamome et d'autres épices que Max ne parvenait pas à nommer mais qui faisaient frémir ses narines : ça avait l'air prodigieusement bon.
"Qui est Georgette?"
La question avait fusé hors des lèvres de Lupfer, passant le mur du son, Max en lâcha sa cuiller et un de ses nerfs grilla : elle éclata d'un rire clair et franc à la plus grande frayeur de Yoshie Lupfer qui eut un mouvement de recul et ouvrit des yeux immenses.
"Je... Je suis désolée. J'ai dit une bêtise?"
Max riait encore.
"C'est juste... Je me suis demandé toute la journée qui était cette dénommée Georgette dont votre collègue a parlé avant votre arrivée..."
Le rire redoubla d'intensité. Une soupape s'était ouverte, Max sentait la tension la quitter à chaque convulsion. Lupfer, mal à l'aise, se justifia du mieux qu'elle put devant l'ardeur du rire de l'inspecteur : "Il a dit 'Max va adorer, on va pouvoir caser Georgette' et je n'ai pas compris... oh, désolée, je... ne faites pas attention, je ne suis pas en position de poser des questions. Laissez tomber, je vous en prie..."
Voyant l'effroi qui se propageait à vue d'oeil sur le visage de la jeune femme, Max finit par parvenir à se contrôler. Elle essuya d'un revers de manche la grosse larme qui avait jailli au coin de ses paupières, réprima un dernier hoquet et retrouva rapidement une attitude à peu près normale.
"Ne soyez pas désolée, c'est juste... très drôle, je suppose. Très absurde..." une gravité non feinte regagna son visage, souple et véloce comme un crotale sorti d'embuscade pour fondre sur sa proie. "Georgette, c'est un des surnoms que Michel donne à une plante que je possède. La seule en fait. Un anthurium. Un anthurium blanc...
- Oh..." Lupfer se détendit un peu. "Je comprends mieux." Elle esquissa un sourire étrange. "C'est rigolo.
- Oui, en effet... Enfin...
- Oui... Bref. Vous vous demandez sûrement pourquoi j'ai fait tout ça...
- ...
- Ce n'est pas très simple à expliquer. Les choses sont si différentes selon que l'on les conçoit en solitaire, dans le silence capitonné de son esprit, ou que l'on tente de les confronter à la réalité, de les partager avec d'autres êtres humains, d'autres paysages propres, d'autres sagesses, d'autres folies, d'autres parcours, d'autres inerties... C'est pour cela qu'il me fallait une opportunité de mettre les choses à plat, de vive voix. Pour cela aussi qu'il m'a fallu autant de temps pour passer à l'acte. Trouver un moyen de traduire mes raisonnements et résolutions en langue vernaculaire, pour m'assurer que je serai comprise. Et enfin, c'est pour cela que j'ai tout fait pour n'avoir qu'un interlocuteur direct -en l'occurrence vous, navrée que cela vous soit tombé dessus : on peut se faire comprendre par une personne, c'est faisable, envisageable. Mais s'expliquer à tous, individuellement, c'est impossible... Bref, vous avez eu la gentillesse de m'accorder du temps. Je vais m'efforcer d'être la plus concise possible. Peut-être pourrez-vous comprendre, et m'aider, une fois encore..."
Elle but une gorgée de chocolat, davantage pour s'octroyer une pause que par réelle envie. Larcher perçut la difficulté de la situation et décida de lui tendre la main une fois encore :
"Comme la promesse de me donner la localisation de votre corps est un sujet caduc, peut-être pourriez-vous éclaircir la question de l'argent?"
Lupfer eut une petite moue comique. Relogeant pour la énième fois sa masse de cheveux derrière ses oreilles, elle répondit :
"Ah ça... Mince... L'argent... Eh bien comme la plupart des gens dans ma condition je suppose : par hasard. Il y a quelques mois de cela, bientôt un an en fait, déjà, j'ai fait quelque chose d'inédit pour moi. Je suis rentrée dans un PMU et j'ai pris une grille de loto. Je me suis assise avec un café et un crayon pour la remplir et là, en revanche, j'ai fait ce qui me ressemble bien davantage, c'est à dire la liste complète de tous mes nombres fétiches. Anniversaires, dates et figures symboliques, combinaisons esthétiques, un geste complètement désabusé, désillusionné : jamais un de ces foutus nombres ne m'avait à proprement parler porté bonheur malgré une conviction persistante et bornée que ce serait le cas tôt ou tard. Mais ce jour-là, je me sentais toute mystique, comme on ne l'est que lorsque l'on a les orteils au bord du gouffre. Je venais de recevoir un mail de mon banquier, me rappelant une situation bancaire catastrophique et irréversible. J'ai ramé toute ma vie. Découverts et privations, petits jobs plus ou moins glorieux, un boulot fixe au paroxysme de l'ennuyeux et du frustrant. Une vie sentimentale complexe. Pour faire court, des années durant, j'ai traîné avec moi l'envie quotidienne de m'ouvrir les veines sans jamais oser passer à l'acte. A ce moment-là, cette envie commençait à se muer en projet, un projet qui était même scellé d'une échéance. 28 était un de ces fameux nombres fétiches, j'étais dans l'année de mes 28 ans et j'avais décidé de ne jamais passer le seuil des 29. Il me restait deux mois... C'est absurde n'est-ce pas? Absurde et peut-être un peu lâche à première vue : se mettre aux jeux de hasard au dernier moment, dans l'espoir aussitôt formulé, aussitôt caduc de se raccrocher aux basses branches d'un arbre pourri, repousser la chute, épuiser l'espoir de l'espoir en se contraignant à accumuler situations symboliquement désespérées et dénouements symboliquement désespérants, pour s'assurer de n'avoir rien à regretter, s'assurer en quelque sorte qu'on est vraiment maudit, qu'on n'a vraiment plus rien à faire dans le monde des vivants. Absurde, ça ne l'était pourtant pas pour moi, c'est ma raison qui m'a invitée à adopter cette méthode. Consciemment et inconsciemment, j'ai tout fait pour m'éloigner de ma propre personne et donc de ceux qui tenaient à moi par amour pour cette personne."
Devant l'expression indéchiffrable qu'arborait Larcher, Lupfer ne put s'empêcher de commenter : "Peut-être êtes vous de ces individus prompts au jugement, j'aimerais que ce ne soit pas le cas, c'est un souhait égoïste car si tel était le cas, vous vous régaleriez avec mon histoire. Mais j'aimerais vraiment que ce ne soit pas le cas..." Son regard inquisiteur scannait Max. Qu'elle fut ou non satisfaite de ce qu'elle pensait y lire, elle reprit.
"Bref, vous vous en doutez : j'ai gagné. J'ai gagné beaucoup. Énormément. 'Assez' m'a-t-on dit en me remettant mon gain 'pour changer de vie'.
Essayez d'imaginez ce que cette simple phrase peut provoquer dans une coquille mentale semblable à celle qui était la mienne à ce moment-là : une nouvelle vie aux antipodes de la tout-juste-survie que j'avais, une autre vie, une vie.
Le fait que je n'aie pas eu sur-le-champ le réflexe d'en parler autour de moi tenait de mon absolue incapacité à entrevoir les contours de ma nouvelle situation et ses conséquences. Lorsque la réalité m'a enfin frappée au visage, j'ai compris que j'avais sans le vouloir eu la meilleure réaction possible compte tenu des circonstances. Progressivement, j'ai entrepris quelques changements dans ma façon de vivre, tous, à l'exception du nouvel appartement, complètement invisibles. Moi qui étais jusqu'alors incapable ne fut-ce que de remplir une déclaration d'impôts ou encore passer un coup de fil pour me renseigner sur les horaires d'ouverture d'un magasin sans me laisser submerger par la plus grande nervosité... Mais il faut croire que la sécurité financière débloque beaucoup de névroses. J'ai immédiatement muté mon contrat de travail en mi-temps. J'aurais pu le quitter, mais il me fallait conserver un lien avec la réalité pour ne pas perdre la tête. J'avais seulement besoin d'un peu plus de temps libre. Le projet d'une nouvelle vie n'a pas été long à formuler en lui-même : on a le temps de rêver en dix années de vie professionnelle frustrante, alors le jour où la réalisation de ces chimères qui ont lentement mijoté devient possible, on est prêt. Personne, mise à part ma sphère professionnelle réduite, n'était au courant de ce changement." Voyant qu'une question tentait de se frayer un chemin entre les lèvres de Max et que celle-ci n'osait pas l'interrompre, elle se tut et l'invita d'un geste de la main à s'exprimer.
"Et personne autour de vous ne s'est rendu compte de rien? En une année?
- Non. Je n'ai quasiment rien changé à mes habitudes. J'ai seulement dû sembler plus paisible les premiers temps. Comme j'avais de quoi rembourser mes dettes, je l'ai fait petit à petit en prétextant une augmentation. N'ayant jamais eu une folle vie sociale, par manque de moyens autant que par manque d'envie, je n'ai rien changé de ce côté-là non plus. J'ai seulement tenté de faire profiter les gens qui m'entouraient de ma nouvelle aisance, discrètement, des petits plaisirs, un dîner, un cadeau, une aide ponctuelle, rien de clinquant, juste ce que j'aurais fait en temps normal, l'angoisse de creuser mon découvert en moins.
- Mais ça ne vous a pas pesé? C'est un lourd secret à porter, un changement si radical....
- Au début, non, adrénaline de l'enthousiasme aidant. Mais au fil des semaines... Assez rapidement pour tout vous dire : oui. Je mettais une grosse machine en route, de celles que l'on ne peut arrêter lorsqu'elles ont pris de la vitesse. Contrairement à ce que vous pourriez être tentée de croire avec tout ce que je vous ai fait subir aujourd'hui et que je prépare depuis des semaines, le mystère, le mensonge, la dissimulation, tout ça, ça ne me ressemble pas alors oui : le malaise croissant a été pénible à endurer. Mes intentions avaient beau être dénuées de malice, mais tout ce que je faisais se mettait à sonner faux. Peut-être seulement pour moi, mais après tout, on est le plus impitoyable, si ce n'est le seul juge de sa propre personne." Elle déglutit péniblement, visiblement en proie à un vif dégoût. Il était difficile pour Max de conserver la distance nécessaire à la préservation de son objectivité. La jeune femme qui était devant elle la touchait. Pour une personne qui n'était pas portée sur le mystère, elle réussissait malgré tout à diffuser autour d'elle une onde de bizarrerie indéfinissable, à la fois attirante et hermétique, séduisante et repoussante. Max se sentait dans la position de l'insecte qui gravite autour d'une lampe irrésistible tout en ayant conscience qu'il serait préférable d'en éviter le contact. Aussi, bien qu'elle fut tentée d'interroger Yoshie Lupfer sur les raisons qui la poussaient à se lancer aujourd'hui dans cette folle entreprise, elle ne parvenait pas à se résoudre à la brusquer en la poussant à la confession. C'est à cela qu'elle réalisa que l'Inspecteur Larcher avait été laissée au placard. Consciente que l'explication de son geste avait été frugale, Yoshie devina que l'heure était au déballage cru de vérité. Elle avait redouté ce moment, mais il était impossible de le délayer davantage. Elle se raidit et plaça ses deux paumes toujours gantées de mitaines de part et d'autre de sa tasse.
"Inspecteur, la vérité est que je fuis, avec ceci de paradoxal que je ne fuis pas seulement par lâcheté. Je me plais à croire que mon parcours de vie atteste pour moi d'un certain courage, mais je fuis pour laisser aux personnes que j'aime l'occasion de vivre, de vivre mieux. On dit que l'on a davantage de facilités à surmonter la mort d'un proche que sa déchéance. Comme souvent, les 'on dit' sont porteurs de bien plus de sagesse que tous les savoirs académiques, que toute théorie pseudo-psychologique. Les personnes qui m'aiment ne le font pas à moitié, mais pendant que je luttais contre la misère quotidienne dans laquelle la vie m'a poussée à m'enliser pendant toutes ces années, mon entourage a vécu, changé, évolué, grandi. Chacun m'a conservé son affection et sa dévotion, avec une intensité et une qualité bornées, inspirées par l'écho d'une certaine grandeur que j'ai pu avoir, jadis, ou plutôt par l'écho de son potentiel. Avez-vous déjà eu la dévastatrice impression de décevoir quelqu'un Inspecteur?" Max, prise au dépourvu par la soudaineté de cette interrogation ne sut que répondre, mais Lupfer n'attendait clairement pas de réaction, sa question était rhétorique et Max fut soulagée lorsque la jeune femme reprit la parole, animée d'un feu qui avait de quoi terrifier.
"Je réponds pour vous : non, je sais que non. Détrompez-vous" ajouta-t-elle, percevant l'expression vaguement indignée qui pointait aux commissures des lèvres de son interlocutrice "Je ne me base pas en disant cela sur le constat de votre apparent bien-être, ni sur la réussite que vous semblez afficher, ou plutôt que vous vous imaginez que je pense vous voir afficher. Je dis cela parce que je sens que vous ne toléreriez pas de décevoir. J'ignore pourquoi et comment, l'heure n'est pas au champollionnage de subconscient, mais c'est une chose qui se dégage de vous et si j'ai une telle facilité à l'identifier, à laquelle s'ajoute l'orgueil d'être absolument certaine de ce que j'avance, c'est parce que c'est un langage qui me parle. Parce que je sais ce que c'est. Parce que sur ce point je me sens devant vous comme devant un miroir. Vous ne supporteriez pas de décevoir, alors vous ne vous êtes jamais laissée aller à décevoir. Amis, mentors, amants, parents, collègues : vous êtes toujours parvenue à demeurer à la hauteur de ce que vous leur avez inspiré. Pas moi."
Ses yeux luisaient de l'intrusion de liquide lacrymal. Ce n'étaient pas des larmes dans le sens mélodramatique du terme. Elle ne pleurait pas : elle exprimait avec une virulence incroyable une chose qu'elle avait dû garder dans le secret de son âme pendant très longtemps et qui se mettait subitement à suinter. C'est avec la même ardeur qu'elle poursuivit :
"J'ai déçu, Inspecteur. Et j'ai eu la mauvaise fortune de décevoir des personnes qui m'aimaient. Des personnes qui ont eu la clémence de me pardonner sur la base d'un éblouissement passé, qui ont essayé de me comprendre, qui m'ont offert foi et crédit. Des personnes sincèrement affectées par ce que je pouvais traverser, en bien comme en mal. Des personnes dont le soutien est inconditionnel. Ce type de relation tisse un lien indéfectible, engendre une loyauté absolue, éradique toute éventualité d'indifférence, de désintérêt et de désamour. J'en suis arrivée au point où, quoi qu'il advienne de moi, où qu'en soit la vie des personnes par lesquelles j'ai l'honneur d'être aimée, mon destin est imbriqué au leur, à cause de cette addiction réciproque qui n'est pas malsaine, mais qui est bien trop intense pour s'adapter sans dommages collatéraux à la vie, la vie réelle, la vie tangible. Dans cette sphère qui est la mienne, nous sommes prisonniers d'une cellule estampillée à mon nom, dont nous sommes tous simultanément les détenus, les clefs et les mâtons. La seule échappatoire, la seule issue définitive et purificatrice à cet inextricable tourbière est une issue que je connais depuis toujours et que je n'ai jamais eu l'altruisme ou le cran d'acter, mais que j'ai aujourd'hui les moyens de simuler. C'est la mort. Ma mort."
Le silence tomba comme le couperet d'une guillotine, l'air avait déserté la salle, David Bowie s'était tu et avait emporté Mars avec lui, ne laissant en ses lieu et place que le vide le plus absolu, cosmique.
Que répondre à cela? Encourager, cautionner, dissuader, quelle que fut la direction dans laquelle Larcher aurait pu orienter un commentaire, elle aurait pris le risque de paraître malveillante, condescendante ou moralisatrice, or... à quoi bon alors qu'elle ne se sentait ni légitime ni attirée par aucune de ces trois intentions? Que répondre à pareil exposé qui par ailleurs n'attendait pas de réponse? Que répondre, lorsque l'on comprend...?
La nuit était tombée. Un orage avait éclaté au dehors. Vêtus pour la plupart de robes ou chemisettes légères, les passants couraient en tous sens vers des destinations inconnues, s'abritant tantôt sous leurs mains jointes, tantôt sous un prospectus glané à la hâte dans un présentoir. Max regardait fixement Yoshie Lupfer.
Cette dernière avait déroulé le détail de ses plans à l'Inspecteur quelques instants plus tôt en prenant soin de taire les fragments qui risquaient de compromettre la réussite de son entreprise. Les deux jeunes femmes avaient longuement échangé, en d'égales proportions de silences, discours solennels et résolutions pratiques. Lupfer ouvrit un parapluie qu'elle avait extirpé de son sac. Une bourrasque s'engouffra sous la corolle de celui-ci et souleva la masse de sa chevelure qui demeura un instant en apesanteur. Elle souriait. Son visage était tout à fait apaisé, aucun nerf ne venait plus en faire tressauter la toile pâle dans la région de la mâchoire. Elle rendit son regard à Max. La gratitude fusait de tous ses traits comme le faisceau d'un feu d'artifices. Il y avait une grande douceur dans sa voix lorsque, posant une main sur le bras de Max, elle s'adressa à elle :
"Inspecteur, il y a encore un petit service que j'aimerais solliciter de votre part. Deux plus exactement. Puis-je?" Max hocha la tête. Elle se doutait de ce qui allait lui être demandé.
Max regarda la silhouette inclinée de Yoshie Lupfer s'éloigner, surmontée du large couvercle noir de son parapluie qui ruisselait sous l'averse furieuse. Elle se laissa tomber sur une marche à l'abri, à côté de l'entrée du bar, s'adossa au mur et renversant la tête, elle laissa échapper un interminable soupir, paupières closes. Rouvrant les yeux, elle sourit. Les gouttes de pluie étaient splendides dans l'obscurité du ciel, éclairées par un lampadaire de rue à la lumière chaude, elles se mouvaient avec une improbable lenteur vues sous cet angle. 'Cela ferait une belle photo' songea Max. 'Cela fera une belle photo'.
Tandis qu'une jeune suicidée amorçait sa réincarnation en prenant un train vers une destination inconnue de tous, deux SMS furent envoyés du téléphone mobile de l'Inspecteur Larcher ce soir-là. Les voici :
'Bonsoir Claude. Je valide le projet Zinaïda. Michel et moi passerons vous voir demain matin à l'IML pour les détails. Merci... M. Larcher'
'Georgette est maquée et j'ai adopté un chat. Fais 10m et rejoins-moi : ici, ils ont des triple-vodkas. m.'
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